Admirable dialogue entre Rui Chafes et Alberto Giacometti

FONDATION GULBENKIAN, Paris, Octobre – Décembre 2018

Rui Chafes, la nuit 2018, fer et Giacometti, le nez, plâtre, 1947 50

Si l’exposition « Giacometti, entre tradition et avant-garde », en cours au musée Maillol ((https://www.facebook.com/instantartistique/posts/735608100106273 et https://www.facebook.com/instantartistique/posts/772201493113600), se révèle de grande qualité, le dialogue, beaucoup plus modeste (15 œuvres de Giacometti, 8 de Rui Chafes), que propose la fondation Gulbenkian entre l’artiste suisse et le sculpteur portugais Rui Chafes, est tout à fait magistral, malgré le recours à des échelles, des matériaux et des processus de création différents : le bronze, la terre, le plâtre travaillés d’après nature par modelage, soustraction, correction pour l’un, le fer, définitif et peint en noir, construit, pour l’autre. Il permet une appréhension directe et rare des sculptures de Giacometti : aucune vitrine, une proximité incroyable avec chaque pièce qui rend possible l’observation de chaque détail à l’œuvre, de chaque nuance du geste. C’est ainsi que s’affirment dans toute leur majesté et leur délicate puissance un remarquable buste d’homme de 1950 et une figurine de 1956.

Il pose par ailleurs un nouveau regard sur ces sculptures, un regard filtré par celui de Chafes. On pénètre ainsi tout d’abord dans un couloir obscur, cheminant à l’aveugle – « au-delà des yeux », 2018, de Rui Chafes- vers quelques points lumineux, l’œil collé contre la cloison comme un voyeur regardant par le trou d’une serrure ou le Duchamp d’« étant donné ». Se dessinent alors, à travers une grille de fer ponctuée de trous ou une fente de lumière, plusieurs femmes debout et têtes d’homme de Giacometti. Une expérience tout à fait inédite dans un espace d’exposition habituellement collectif, au cours de laquelle l’œil, sans plus aucune distraction, détaille peu à peu chaque sculpture dans une contemplation nécessairement solitaire.

Giacometti_Toute petite figurine, vers 1937-39

Le parcours se poursuit avec une autre expérimentation tout à fait pertinente : la « toute petite figurine » de Giacometti se révèle en effet au fond d’une autre pièce sombre de Rui Chafes, « Lumière », 2018, au sol doucement incliné. De nouveau, on est contraint de progresser en s’appuyant contre les cloisons, quelque peu désorienté, d’autant que la pièce de Giacometti prend également place dans une niche inclinée. On songe alors aux socles irréguliers et pesants de l’artiste, socles permettant certes la posture debout de ses figures fines, vulnérables et solitaires mais rarement géométriques. On ressent « la femme debout », « l’homme qui marche » et leur mouvement, leur léger penchement, leur fragilité dans l’espace en dépit de leur ancrage au sol. L’exposition s’achève sur un dialogue encore plus étroit et intense, celui du nez de plâtre de Giacometti et de « la nuit » de fer, de Rui Chafes. La pièce précaire, imparfaite et blanchâtre de Giacometti, suspendue, est redondée par celle de Chafes qui l’enveloppe d’une structure métallique menaçante, noire, le nez se faisant épée pointée vers nous, à l’horizontale. La pièce de Giacometti est comme accueillie et projetée par cette enveloppe de fer en expansion et en déséquilibre, le tout évoquant singulièrement « la pointe à l’œil » de 1931.

La Nuit développe de façon extrême et dramatique l’angoisse du cri, que cette tête d’animal brute et aveugle, de la couleur du néant, lance et évoque en rencontrant la mort, thème également poursuivi par Giacometti. Sur la ligne noire que la sculpture trace, point de tension de toutes les œuvres, nous trouvons les mots, mort, gris, vide, cris, plein, comme la matérialisation de ce souffle […]. S’il est certain que le Nez peut s’interpréter comme une sculpture de la mort, la Nuit est une sculpture susceptible de tuer.

Helena de Freitas, extrait du catalogue

A voir impérativement tant il est incomparable de pouvoir observer dans de telles conditions des pièces de Giacometti !

Le chemin de la négation, de la réduction, de l’austérité et de l’ascétisme, de la discrétion, emprunté par Giacometti, l’a mené à la création d’un espace calciné. L’espace constitue la matière de sa sculpture : plus que des enveloppes vides, ses figures sont des espaces ou des impossibilités d’occuper l’espace. Ici se présente un témoin de l’Homme dépourvu de qualités individuelles, l’Homme devenu lieu, endroit, espace. L’Homme détruit, troué, disséqué, épuisé. ». Une « sculpture de la conscience », « un humanisme désespéré.

Rui Chafes
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Author: Instant artistique

Conservateur de bibliothèque. Diplômée en Histoire et histoire de l'art à l'Université Paris I et Paris IV Panthéon-Sorbonne. Classes Préparatoires Chartes, École du Patrimoine, Agrégation Histoire. Auteur des textes et de l'essentiel des photographies de l'Instant artistique, regard personnel, documenté et passionné sur l'Art, son Histoire, ses actualités.

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