Albrecht Dürer à l’Albertina

ALBERTINA MUSEUM, Wien, Septembre 2019 – Janvier 2020

Albrecht Dürer, Melancolia

Les amateurs d’art connaissent l’Albertina museum comme l’une des grandes collections de dessins existantes. Toutefois, étant donné la fragilité du support, celle-ci n’est visible que ponctuellement, par le biais d’expositions temporaires, si bien que l’Albertina est en réalité un musée ouvert à d’autres disciplines (peinture, sculpture, photographie, architecture) et à la modernité. Elle présente ainsi actuellement, outre un hommage à Arnulf Rainer à l’occasion de ses 90 ans –travail sur le plein et le vide, la touche et la ligne, la sérialité, le peint et le « overpainted » ou « veiled », le potentiel expressif de la peinture à travers sa réduction au point zéro de la couleur : le noir-, la collection d’Herbert Batliner, décédé récemment, réunion d’œuvres des impressionnistes, des post-impressionnistes, des avant-gardes du début du XXe siècle (Picasso, Modigliani, Delvaux, Malevitch, der Blaue Reiter, Kokoschka…) et de la nouvelle objectivité (tel que l’étonnant Franz Sedlacek), ou encore une belle sélection d’œuvres d’artistes contemporains majeurs tels que Kiefer (« Merkaba », 2006, « Wurzel Jesse », 2008, chargée de références cabalistiques ou bibliques) ou Richter, entre abstraction et figuration, construction et déconstruction de l’image (« woman drinking », 1968).

Albrecht Dürer, the deposition_Green Passion

Il n’en demeure pas moins que l’acmé de la saison actuelle de l’Albertina est l’exposition consacrée à Albercht Dürer, artiste emblématique de la Renaissance allemande dont le musée conserve l’un des fonds de dessins les plus conséquents au monde avec près de 140 œuvres provenant notamment de l’atelier du maître. S’ajoute à cela, grâce à plusieurs prêts essentiels, une douzaine de toiles dont le merveilleux « Christ parmi les docteurs » du musée Thyssen de Madrid (1506) ou encore le portrait de son ami, le patricien nurembergeois Jacob Müffel, 1526, dont il décrit admirablement et avec une grande vérité chaque trait tout en rendant compte du caractère du modèle. Si l’une des grandes qualités de la sélection proposée est de témoigner du processus créatif de Dürer en rapprochant ses études de celles de contemporains qui l’ont inspiré tout en constituant une première approche de l’antique tels que Mantegna (« le combat de dieux marins », « bacchanale au silène ») et Pollaiuolo, ses dessins préparatoires des toiles (dont la magistrale étude de mains en prière de 1508, pour le retable Heller) ou suites gravées qui en ont résultées (La Passion verte), ses études quasiment scientifiques de la nature et d’autres feuilles sur papier coloré caractérisées par de puissants contrastes d’ombre et lumière révèlent quant à elles une telle maîtrise du médium doublée d’une telle profondeur intellectuelle et analytique qu’elles en acquièrent une complète autonomie et reflètent non seulement un remarquable talent mais une capacité d’observation et une curiosité insatiables. Un talent présent dès son plus jeune âge si l’on en juge du très bel autoportrait à l’âge de 13 ans, sa première pièce connue, réalisée avec l’une technique des plus exigeantes : la pointe d’argent (1484).

Parmi les rapprochements les plus impressionnants, j’ai relevé bien entendu l’admirable tête du jeune Christ du « Christ parmi les docteurs », réalisée sur un papier bleu qui permet à l’artiste d’user d’une tonalité médiane pour définir les ombres et les lumières par le trait. Le dessin voisine avec la toile, œuvre particulièrement puissante par la proximité, le contraste brutal entre le visage d’une fascinante beauté du Christ, au centre, et les traits grotesques des docteurs qui l’entourent –peut-être inspirés des caricatures de Vinci voire de Bosch-, la jeunesse et la vieillesse, la logique et la confusion, tension accentuée par la gestuelle des protagonistes qui constitue le point focal de la composition et le cadrage serré, à mi-corps, inspiré des italiens (Bellini, Mantegna). On retrouve la même force et la même créativité dans le st Jérôme de Lisbonne, mis en présence de plusieurs dessins préparatoires, toile proposant une représentation tout à fait inédite du Père de l’Eglise, en plan rapproché, mêlant deux traditions iconographiques, celle du saint ermite et celle du traducteur de la Bible, auxquelles il ajoute un crâne rappelant à l’homme sa mortalité.

L’exposition présente par ailleurs quelques-unes des plus remarquables gravures de l’artiste, « Melencolia I », « st Jérôme dans son étude » et « le chevalier, la mort et le diable » de 1513-1614, toutes pièces époustouflantes de par leur créativité, leur traitement perspectif, le soin porté aux détails et leur charge énigmatique et à la différenciation des textures au point que certains historiens de l’art considèrent qu’elles doivent être interprétées ensemble, ou encore des planches de l’Apocalypse de 1498. On notera enfin quelques somptueuses aquarelles dont le moulin à vent près de Nuremberg ou le lièvre de 1502. Là, Dürer esquisse les contours du sujet, le remplit d’aquarelle brune et grise pour produire une texture abstraite et fluide puis, touche par touche, traite chaque détail jusqu’à ce que la composition et la profondeur apparaissent.

https://www.apollo-magazine.com/durers-drawings-at-the…/

https://www.albertina.at/en/exhibitions/albrecht-duerer/

Facebookrss
Facebookmail

Author: Instant artistique

Conservateur de bibliothèque. Diplômée en Histoire et histoire de l'art à l'Université Paris I et Paris IV Panthéon-Sorbonne. Classes Préparatoires Chartes, École du Patrimoine, Agrégation Histoire. Auteur des textes et de l'essentiel des photographies de l'Instant artistique, regard personnel, documenté et passionné sur l'Art, son Histoire, ses actualités.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *