MUSEE DU LOUVRE, Paris, Octobre 2020-Mars 2021
Chef de file (posthume) de l’Ecole du Danube, Albrecht Altdorfer a principalement marqué l’histoire de l’art par la place inédite qu’il accorde au paysage dans ses peintures, dessins et gravures d’histoire. Il est l’auteur des premiers paysages occidentaux autonomes depuis l’Antiquité, tels que le paysage (peint) avec un pont de la National Gallery de Londres et un paysage de l’Alte Pinakothek, tous deux datés de de 1518-20, ou encore le paysage (gravé) au double épicéa (~1520). La toile londonienne, présentée dans l’exposition, semble s’inspirer des paysages de la vallée du Danube sans volonté manifeste de représenter un lieu particulier : un pont de bois rustique, sur de simples pilotis étayés, enjambe une rivière à peine perceptible tant la végétation abonde tandis qu’à l’horizon se déploie un paysage montagneux. Seules la maison sur la gauche de la toile et une toiture à l’arrière-plan laissent deviner une présence humaine au sein de cette nature prégnante et puissante. Alors que l’artiste est totalement absent des collections françaises –ses peintures et dessins étant principalement conservés à la Alte Pinakothek de Munich et à l’Albertina Museum de Wien- et quelque peu effacé par la renommée de ses contemporains Albrecht Dürer et Lucas Cranach, le Louvre lui consacre une exposition monographique.
Le parcours, tout à la fois chronologique et thématique, permet de retracer l’évolution de l’artiste tout en mettant l’accès sur certaines techniques (dessins d‘architecture, dessins en clair-obscur réalisés à l’encre noire et à la gouache sur papier coloré brun, gris-vert ou bleu, des rehauts de gouache blanche soulignant expressivement les accents dramatiques) ou caractéristiques de son oeuvre (paysage, architecture, narrativité…). Ses dessins en clair-obscur adoptent parfois une atmosphère fantastique, comme dans le superbe sacrifice d’Abraham de 1510 dépeint dans un décor de palais envahi par la nature (la version gravée sur bois de 1520-22, également exposée, marquée elle par l’influence de Dürer ou Burgkmair, se révélera beaucoup plus assagie, le bourreau au centre de la feuille adoptant un contrapposto et des proportions classiques, évolution que l’on retrouve dans le st Florian roué de coups).
Si les premières oeuvres de l’artiste témoignent de l’étude, par la circulation des gravures notamment, de ses pairs italiens (Mantegna –présent par une copie de ses muses du Parnasse du Louvre, reprises par Altdorfer dans une allégorie de 1506-, de’Barbari, Raimondi, da Brescia…) ou allemands (Dürer, Cranach, Huber…) dont quelques oeuvres ponctuent le parcours d‘exposition, Altdorfer, loin de toute copie servile, s’en sert surtout de contrepoints émulateurs pour définir son propre style, peu soucieux par ailleurs de respecter des proportions harmonieuses contrairement à bien des oeuvres renaissantes. C’est sans doute cette caractéristique qui rend l’appréciation de ses paysages plus aisée que celle de ses portraits voire même de certaines de ses toiles religieuses, cette distance avec les canons esthétiques du temps au profit de représentations un peu frustes, aux traits assez épais, non idéalisés (portrait de femme, 1520-30, Vierge à l’enfant de 1531).
Aldtorfer n’en développe pas moins un remarquable langage narratif fondé sur une intensité dramatique, des couleurs éclatantes et de puissants contrastes lumineux. De Mantegna, il retient la spatialité, les raccourcis et cadrages audacieux qui dynamisent ses compositions et parviennent à impliquer émotionnellement le spectateur. La hardiesse de certaines d’entre elles est tout à fait époustoufflante, qu’il s’agisse de la Crucifixion du retable de st Florian (1512-15, hors exposition), vue de biais, reprenant là, comme Wolf Huber dans un dessin de 1512, l’idée de Mantegna dans sa descente de Croix ; ou de l’Annonciation de 1513 qui présente un Gabriel monumental, en fort raccourci, vu de dos et puissamment éclairé face à une Vierge encore perdue dans sa lecture. L’artiste accentue par ses choix de composition et une perspective marquée, les volumes de l’alcôve, le contraste d’échelles, la dynamique de la scène et sa tension dramatique.
Par ailleurs, sa formation présumée de miniaturiste se reflète dans l’extrême minutie à l’oeuvre dans ses toiles, ses gravures, ses dessins comme en témoignent sa célèbre bataille d’Alexandre réalisée en 1529, malheureusement absente de l’exposition, la foule représentée au pied de la Croix de la Crucifixion de Budapest (~1520), le paysage au château, quelque peu idéalisé, baigné d’une lumière dorée de lever du jour, de 1520-1525 ou encore le traitement raffiné et somptueux des vêtements et pièces d’orfèvrerie de l’adoration des Mages de 1533-35.
Les scènes religieuses d’Altdorfer, dont quelques-unes de très belle qualité sont présentes dans l’exposition, se singularisent par l’intérêt porté à ce qui environne ses personnages : le paysage, dans une oeuvre telle que le superbe Christ prenant congé de sa mère de Londres (1518-20), le cadre architectural dans le Saint Florian roué de coups où le martyre est représenté dans un intérieur d‘église, ~1520…La toile de la National Gallery s’inspire de sources dévotionnelles et dépeint le moment du départ du Christ, accompagné de st Pierre et st Jean l’Evangéliste, pour Jérusalem, laissant sa mère prostrée de chagrin, soutenue par les saintes femmes. L’oeuvre témoigne des proportions non canoniques privilégiées par l’artiste afin d’accentuer la gestuelle. Celle de Prague participe d’un cycle sur la vie du saint, soldat romain martyrisé sous Dioclétien.
Quoique l’artiste n’ait laissé que deux dessins de paysages réalisés à la plume et à l’encre et deux paysages réalisés à la gouache et à l‘aquarelle, ces feuilles sont tout à fait admirables. Le Danube près de Sarmingstein, 1511, se caractérise par une multitude de petits traits, hachures et crochets qui animent les éléments naturels aux dépens de l’effet de profondeur. Le paysage à l’épicéa et au bûcheron, 1522, dont les fins rehauts de vert rappellent la technique des dessins en clair-obscur, témoigne à merveille, par un saisissant contraste d’échelles, de la prédominance de la nature sur l‘homme, le bûcheron étant totalement effacé par la silhouette monumentale de l’arbre, au centre de la feuille, qui semble faire éclater l’espace de l’image (l’artiste ne dépeint pas la cime, comme si la feuille était trop petite pour contenir l’arbre).