Ando, le prix Duchamp 2018 & le cubisme

CENTRE POMPIDOU, Paris, Octobre – Décembre 2018, Octobre 2018 – Février 2019

Picasso, violon verres pipe et ancre, 1912

Découverte des expositions de l’automne du Centre Pompidou.

Thu-Van Tran et en arrière-plan Mohammed Bourouissa

Le prix Marcel Duchamp 2018, qui réunit des propositions de Thu-Van Tran, Clément Cogitore, Mohamed Bourouissa et Marie Voignier, m’ayant paru particulièrement décevant, je ne développerai pas et laisserai chacun juge.

A quelques pas, se déploie une riche rétrospective consacrée à l’architecte Tadao Ando, en train de métamorphoser la bourse du commerce de Paris en espace d’exposition pour la fondation Pinault. Malgré la difficulté toujours sensible à exposer l’architecture, le parcours propose un intéressant panorama des réalisations d’Ando à travers maquettes, dessins, diaporamas dont il ressort, par-delà le recours à des formes très épurées et géométriques et l’usage récurrent du béton lisse, un travail avec la lumière et le vide –susceptible de provoquer une expérience physique et sensible de l’architecture-, ou la nature environnante.

« L’église de la lumière » réalisée à Osaka en est un magistral exemple, la lumière pénétrant dans une nef totalement dénudée par une fente cruciforme, ou encore l’église sur l’eau, réalisée à Hokkaido (1985-88). L’exposition donne à voir également la dimension urbaine et paysagère de l’œuvre d’Ando : « la colline du Bouddha », réalisée à Hokkaido entre 2012 et 2015, en témoigne, l’architecte allant jusqu’à réaliser une colline artificielle, plantée de lavande, pour cacher et révéler la statue de Bouddha placée en son centre, de même que la transformation de la Punta della Dogana en fondation Pinault à Venise.

Picasso, Buste de femme (Etude pour Les Demoiselles d’Avignon)

En dépit de la surabondance excessive de manifestations consacrées à Picasso ces dernières années, l’exposition que le centre Pompidou consacre au cubisme, par la présence de certaines œuvres rarement présentées au public, m’est apparu de grande qualité. Un beau panorama du mouvement, depuis l’influence de Cézanne et d’un certain « primitivisme » jusqu’au cubisme analytique, en passant par la genèse des « Demoiselles d’Avignon » et en concluant sur la postérité du cubisme, peut-être la partie la plus contestable du parcours puisqu’elle comprend aussi bien les tendances colorées de l’orphisme (les Delaunay, Léger, Dufy…) que la sculpture épurée et atypique, pourtant éloignée de la fragmentation cubiste, d’un Brancusi, ou encore le suprématisme de Malevitch (présent également par un superbe samovar cubiste de 1913), le néoplasticisme d’un Mondrian et le ready-made de Duchamp.

Certes, au fur et à mesure des développements du cubisme, on perçoit une singulière résistance mêlée d’attraction à l’abstraction, aboutissement logique d’une épure géométrique croissante aux dépens de toute représentation vériste de la figure ou de l’objet, tandis que l’introduction de matériaux étrangers à la peinture, à partir des papiers collés et des assemblages cubistes, annoncent quelque part un certain retrait du geste au profit de l’objet que Duchamp portera à son comble. Néanmoins, cette conclusion m’a semblé quelque peu rapide. En se focalisant sur les deux figures majeures du mouvement, Pablo Picasso et Georges Braque, il faut rappeler qu’il s’agit d’une courte mais intense période de création : 10 années, de 1907, date des « Demoiselles d’Avignon » à 1917, année du ballet « Parade » et d’un retour à un style plus figuratif voire décoratif de Picasso. 10 années marquées par la 2e guerre mondiale – la mobilisation de Braque, le repli de Picasso dans des natures mortes plus austères telles que « instruments de musique sur un guéridon », 1914, superposition de papiers collés-, laquelle marquera la fin du mouvement mais non de son impact sur l’histoire de l’art.

Tandis qu’un admirable « portrait [masque] de Gertrude Stein » (1905-06) incarne la fin de la période rose, Picasso s’attèle aux « Demoiselles d’Avignon », considérées comme l’origine du cubisme par la stylisation radicale à l’oeuvre et dont la genèse occupe l’automne 1906 et l’été 1907 et est rappelée par quelques remarquables études (« buste de femme (Etude pour Les Demoiselles d’Avignon », « femme à la tête rouge » etc.). Braque lui répond par le « Grand nu », 1908, encore très cézannien, présenté dans l’exposition et qui initie un dialogue fécond entre les deux artistes. Le terme de cubisme serait quant à lui inspiré d’une remarque du critique Louis Vauxcelles dans le « Gil Blas » qui en 1908 observe : « M. Braque méprise la forme, réduit tout, sites et figures et maisons, à des schémas géométriques, à des cubes ». En une décennie donc, inspirés par les arts premiers et Cézanne, présent par un portrait du marchand d’art Ambroise Vollard de 1899 déjà fortement géométrisé et qui, dans une lettre à Emile Bernard du 15 avril 1904, suggère de : « traiter la nature par le cylindre, la sphère, le cône, le tout mis en perspective, soit que chaque côté d’un objet, d’un plan, se dirige vers un point central. », Picasso et Braque bouleversent les canons de la représentation traditionnelle, renonçant à la perspective au profit d’une géométrisation flirtant parfois dangereusement avec l’abstraction, aplatissant les volumes, décomposés en plans et facettes, réduisant peu à peu la gamme de couleurs à des gris bruns.

Une peinture plane et frontale, structurée par une trame orthogonale, supplante ainsi la perspective et le volume illusionnistes et le sujet, de plus en plus fragmenté, se dissout en des représentations hermétiques (cubisme analytique puis cubisme synthétique), s’efforçant toutefois d’éviter l’abstraction par le recours au signe, l’introduction de lettres, de trompe-l’œil, puis de fragments du réel. En effet, les deux artistes ne cessent d’innover, quittant même le champ strict de la peinture par l’introduction de matériaux pauvres, de récupération (papiers collés, collages, dès la « nature morte à la chaise cannée » de Picasso, 1912, « « la guitare « statue d’épouvante » », novembre 1913 et « le petit éclaireur », 1913, de Braque ; assemblages, soit une nouvelle forme de sculpture par plans superposés, comme dans « la guitare », Picasso, 1912). Certains rapprochements entre les deux artistes sont particulièrement admirables, par exemple sur la thématique du musicien (1911). La mise en présence des impressionnantes « femme assise dans un fauteuil », 1910, centre Pompidou, « figure dans un fauteuil ou nu assis », 1909-10, Tate, « femme assise dans un fauteuil », 1910, fondation Beyeler, de Picasso, se révèle des plus efficaces et convaincantes, de même que la « femme nue », 1910, Philadelphie, « nature morte espagnole », 1912 ou encore l’admirable « portrait de Kahnweiler », automne 1910, de Picasso ; « broc et violon », 1909-10 et « l’homme à la guitare », 1914, de Braque. Si l’exposition présente d’autres artistes qui partagent leurs vues esthétiques, leurs toiles apparaissent néanmoins en retrait (Gleizes, Léger, Metzinger, Gris, Picabia, Derain…).

Imitant les plans pour représenter les volumes, Picasso donne des divers éléments qui composent les objets une énumération si complète et si aiguë qu’ils ne prennent point figure d’objet grâce au travail des spectateurs qui, par force, en perçoivent la simultanéité, mais en raison même de leur arrangement […]. La grande révolution des arts qu’il a accomplie presque seul, c’est que le monde est sa nouvelle représentation. Enorme flamme.

Apollinaire, « Chroniques d’art », 1913
Facebookrss
Facebookmail

Author: Instant artistique

Conservateur de bibliothèque. Diplômée en Histoire et histoire de l'art à l'Université Paris I et Paris IV Panthéon-Sorbonne. Classes Préparatoires Chartes, École du Patrimoine, Agrégation Histoire. Auteur des textes et de l'essentiel des photographies de l'Instant artistique, regard personnel, documenté et passionné sur l'Art, son Histoire, ses actualités.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *