Musée d’art moderne de la ville de Paris, PARIS, 31 mars-16 juillet 2023
[Une] peinture doit être vivante – lumineuse – contenir sa vie intérieure. […] Elle doit avoir une dimension classique, une paix et une force qui obligent le spectateur à ressentir le silence intérieur que l’on ressent quand on entre dans une cathédrale.
Schlesser, Anna-Eva Bergman : vies lumineuses, Gallimard, 2022
Si j’avais eu l’occasion de découvrir le travail de la norvégienne Anna-Eva Bergman en galerie (Galerie Poggi en 2019 puis, en dialogue avec Edvard Munch, en 2022) ou dans des musées (collections permanentes du Centre Henie Onstad d’Oslo ou du musée des Beaux-arts de Lyon, en dialogue avec son époux Hans Hartung dans l’exposition sur la lune au Grand Palais, en 2019), c’est une vraie plongée dans l’univers de l’artiste que propose le musée d’art moderne de la ville de Paris avec plus de 300 œuvres et documents témoignant de l’ensemble de son parcours. Un travail épuré aux frontières de l’abstraction tout en étant ancré dans le réel, la nature –dont il semble vouloir atteindre l’essence-.
Anna-Eva Bergman se forme à Oslo puis à Vienne (1927-1928) et rencontre Hans Hartung à Paris en 1929 qu’elle épouse peu après. Elle s’intéresse tout d’abord, avec une indéniable liberté d’esprit, à la caricature et à l’illustration, ce dont témoignent quelques dessins de l’exposition (Futur national socialiste, 1933, représente ainsi des véhicules structurés par des croix gammées, dénonçant l’idéologie nazie et sa propagande quotidienne).
C’est à partir de 1946 qu’elle se consacre pleinement à la peinture. Elle dessine un répertoire précis de formes simples, isolées, irrégulières et naturelles (astres, stèle, arbre, montagne, barque…), quelque peu monumentales sinon archétypales, souvent striées de traits. Ces formes semblent flotter sur un espace neutre et chargées d’une certaine spiritualité -l’artiste se dit « panthéiste »-. Quoiqu’elles tendent à l’abstraction, Bergman préfère parler de « non-figuratif ». Ses formes sont en outre en constante mutation, chacune d’entre-elles pouvant en faire naître de nouvelles par des variations graphiques ou chromatiques.
Elles se nourrissent de lectures et réflexions approfondies sur l’art et l’architecture (particulièrement sensible dans n°18-1964 Mur et ses premières peintures des années 1930), la philosophie et les religions, les mathématiques et le nombre d’or. N°58-1949 Regn représente ainsi l’effet du vent sur la pluie qui tombe par des mouvements verticaux et obliques, des tons bleutés traduisant l’humidité. La toile naît des recherches de Bergman sur les couleurs et le nombre d’or. La pyramide (n°6-1960) renvoie également au nombre d’or et incarne paix et stabilité. L’artiste dresse son motif, traité avec des feuilles d’argent, sur un fond à tempera rouge recouvert de feuilles d’aluminium nuancé par un glacis bleu. Les légers décalages entre les feuilles, laissant apparaître le rouge sous-jacent, insufflent une énergie et une impression de mouvement.
La voie qui mène à l’art passe par la nature et l’attitude que nous avons envers elle.
Anna-Eva Bergman, 1950
Dans n°2-1964 Stèle, l’usage de la feuille de métal donne une dimension irréelle et spirituelle à la pierre, qui perd son épaisseur et devient une surface réfléchissante. Elle évoque les monolithes runiques scandinaves chargés de légendes.
Dans n°49-1969 Paysage nordique, Bergman veut rendre sensible par les couleurs et la géométrie « le mystère cosmique ». Elle traduit ainsi la topographie diversifiée des grands espaces du Nord, les reflets de la lumière sur les zones glacées, fluviales ou herbeuses du Finnmark.
Son œuvre, si elle se renouvelle assez peu au fil du temps, se fonde sur l’observation de la nature et une profonde introspection, ses nombreux voyages (Berlin, Paris, Antibes, l’Italie en 1937-38 où elle est bouleversée par les villages ligures, l’art byzantin et renaissant, l’Espagne) ainsi que les paysages norvégiens l’ayant rendue particulièrement sensible à la lumière et ses nuances (elle expérimente notamment le soleil de minuit près des îles Lofoten dans le Nord de la Norvège en 1950 et s’efforce de traduire ce qu’elle ressent alors face à la nature dans n°4-1967 Montagne transparente), ainsi qu’à la géologie (pierres, failles -Citadellet, août 1950-, plissures, textures des minéraux…).
Bergman ne retranscrit toutefois pas directement un motif naturel. Elle exprime plutôt des sensations reçues du réel : sensation du reflet de la lumière sur une étendue glacée, pan de montagne se découpant sur la nuit, terre brûlée par le soleil, ciel blanchi par le froid ou la chaleur, expression de la liquidité du Grand océan (n°67-1966) par le traitement en relief des mouvements de l’eau par un enduit épais recouvert de feuilles de métal et de glacis bleutés… Elle s’intéresse également aux représentations du monde issues des mythes anciens (Épopée de Gilgamesh, Bible, Divine Comédie …) et aux avancées scientifiques notamment en archéologie et en astronomie. Son travail est par ailleurs marqué d’une conscience de la finitude (motif funèbre de la demi-barque, n°75 1958 Tombeau).
Le trait le plus caractéristique de Bergman est assurément l’emploi de la feuille de métal, le primat et la qualité rythmique de la ligne, le symbolisme des couleurs et l’alternance de très petits et de très grands formats qui témoignent d’une grande maîtrise de la composition et de la synthèse. L’exposition rend compte de la richesse des techniques abordées par Bergman et cet usage très spécifique de la feuille de métal (or, argent, aluminium, étain, cuivre, plomb, bismuth), soit la maîtrise d’une technique ancienne -la dorure à la feuille, parfois rehaussée de lavis-, inspirée par les retables des églises norvégiennes du Moyen-Age, qui leur confère une incroyable intensité, une densité, une lumière, une couleur et un aspect éthéré adapté au sujet.
Bergman expérimente beaucoup dans ce domaine, usant d’abord du bol d’Arménie (préparation argileuse colorée) sur lequel les feuilles sont polies avec une pierre d’agate, puis la dorure à la mixtion, vernis gras qui facilite l’adhésion du métal, enfin, à partir des années 1960 elle travaille la matière même, arrachant les feuilles de métal pour faire apparaître des strates sous-jacentes ou en apportant volume et texture à la peinture. À partir de 1950, elle peint principalement à la tempera ; dans les années 1960, à la peinture vinylique ; dans les années 1970, à l’acrylique. Ces procédés nécessitent une grande maîtrise et préparation à chaque étape. Les fonds sont très colorés, ainsi que les vernis et les glacis qu’elle applique sur le métal afin d’en diversifier les reflets.
Bergman pratique également la gravure, la lithographie (L8-1963 mer de Norvège), les techniques sur cuivre ou sur zinc (G 45-1987 Montagne) et la gravure sur bois (GB 64-1976 Bois III, la belle série l’or de vivre, 1965 où l’artiste formalise son vocabulaire plastique et qui servira à l’illustration d’un livre d’artiste homonyme conçu avec l’écrivain Jean Proal, 1974) qui lui permet de jouer avec les veines naturelles du bois et les sublimer par des tirages faits à l’or, à l’argent ou au bleu manganèse.
Elle réalise enfin dans les années 1970 des maquettes pour des tapisseries tissées par les manufactures des Gobelins et de Beauvais dont on peut voir une intéressante Demi-terre-1974-1975, perception de notre planète depuis l’espace qui reflète l’intérêt de l’artiste pour la conquête spatiale que l’on retrouve par exemple dans n°2-1966 Finnmark Hiver où l’on songe davantage à un sol lunaire cerclé par le noir de l’espace et frappé par le soleil qu’au Nord de la Norvège.