Architectures intérieures

Ecole Nationale Supérieure d’Architecture Paris Val-de-Seine, Janvier – Février 2019

Konrad Loder, osso bucco, 2000 17

C’est une belle ouverture à l’art contemporain et à l’interdisciplinarité que propose actuellement l’Ecole nationale supérieure d’architecture Paris-Val de Seine avec l’exposition « Architectures intérieures » mise en œuvre par les artistes commissaires Norbert Godon et Sophie Pouille. Des architectures intérieures à entendre davantage comme le rapport entre l’intériorité, l’expression de la personnalité de l’homme et la construction architecturale, qu’au sens commun d’aménagement intérieur.

Une approche plurielle, nourrie de psychanalyse freudienne et lacanienne, de philosophie, d’histoire de l’architecture (avec des références à Vauban, Hippodamos de Milet, l’architecture antique…) et de la pensée (les ars memoriae, la pensée psychiatrique, psychanalytique, philosophique…) et brillamment, passionnément, présentée par Norbert Godon. Un parcours décliné en trois temps, selon les trois instances traditionnelles de l’esprit humain : architecture et structure de la psyché, architecture et mémoire, architecture et rationalité. Esthétiquement, l’ensemble des pièces exposées se caractérise, en dépit de la diversité des artistes en présence, par une certaine pauvreté du matériau (bois, acier galvanisé, laine à récurer, os à moelle, goudron, peigne…) et une épure sculpturale ou dessinée d’une réelle délicatesse.

Par-delà la référence immédiate à l’homme de Vitruve et ses déclinaisons dans l’art classique (Francesco di Giorgio Martini…), soit un rapport entre l’homme et l’espace fondé sur la géométrie, les mathématiques et découlant semble-t-il de la posture des vertébrés naturellement fondée sur l’horizontale et la verticale, l’arrière-plan psychanalytique permet d’introduire d’autres paramètres : l’espace cloisonné comme protection contre l’autre et l’agression que constitue le réel et le vide, l’espace architectural comme miroir de l’incohérence, de la discontinuité du moi et de sa structuration entre un dehors et un dedans autour d’un vide central et aucunement étanches (Mengzhi Zheng, « Pli / Dépli », 2016), l’espace onirique comme perpétuellement mouvant et modulable (« Perspectives intérieures » , Frédéric Khodja, 2007), jeu de formes, de contre-formes (tels que les carrés des âmes de Matthieu Pilaud, inspirés des plans de fortifications de Vauban mais caractérisés par une modularité nouvelle à rebours de l’idéal géométrique du XVIIe), l’espace émotionnel ou pulsionnel, contrebalançant l’ordonnancement rigoureux de l’espace classique, rationnel, métaphore de l’ordre établi et d’une forme de contrôle social et moral, d’une forme de maîtrise de l’homme sur la nature (antagonisme que l’on retrouve entre jardins à la française et jardins anglais aux XVIIe-XVIIIe siècles même si les études ont montré que ces-derniers sont eux aussi le fruit de la culture malgré leur apparence naturelle et quelque peu désordonnée, irrégulière), les irrégularités du construit -l’oblique, le biais contre la droite- comme force et non plus comme faiblesse (Hugues Rétif, « ouvrage complexe de charpente », 2017), comme possibilité d’espace habité et vécu, où l’homme peut se projeter, à rebours du monolithe.

Norbert Godon, fortifications post traumatiques, 2016

Les artistes s’en emparent en rompant par exemple avec le module uniforme et fondateur de la colonne antique, unité de base de toute la construction, pour introduire l’hétérogène, l’organique (la remarquable « Carte Mémoire. Vieux Lyon », 2017, image fidèle de Lyon réalisée en laine à récurer d’après une carte du XVIe siècle par Norbert Godon et donnant une vision très organiciste du territoire urbain, les espaces de circulation primant sur les bâtiments représentés en creux, le recours à un matériau filamenteux incarnant parfaitement cette image du réseau tout en rappelant la fragilité de l’espace urbain), le vivant dans sa complexité, sa diversité et son irrégularité (Konrad Loder, « osso bucco », 2000-2017). Une très belle pièce de Norbert Godon, « fortifications post-traumatiques », 2016, réalisée en carton, se fait l’écho de la pensée de Boris Cyrulnick sur la résilience et l’image de la muraille que pose l’individu traumatisé, par instinct de survie, sur sa fissure interne, avec le danger de s’y enfermer et la nécessité de dresser peu à peu un pont levis vers autrui par la parole sans quoi l’espace intime, clos, initialement rassurant devient source d’angoisse et d’isolement. Tandis que « polymorphe désirant », 2018, du même artiste, fait écho, en renonçant à toute forme de centralité formelle, à la pensée de Deleuze et Gattari pour lesquels l’homme est avant tout un être de pulsions.

D’autres propositions travaillent la question de la mémoire et de son architecture, de sa construction, le passé n’étant connaissable selon Freud qu’à partir du présent, modifié par le souvenir. Les « hybrides », 2014, de Sara Favriau, artiste exposée en 2016 au palais de Tokyo et représentée par la galerie Maubert, revisitent des formes antiques, enfouies, à partir de moulages en plâtre d’éléments industriels. D’autres encore interrogent le rapport entre espace architectural et raison, « Asphalte 02 », 2010, de Simon Boudvin, coulant ainsi la figure idéale et également mystique de l’hexagone dans un matériau contemporain et prosaïque, « low ».

L’exposition s’achève par un très beau dialogue entre « organigramme du comportement obsessionnel » de Norbert Godon, 2017, assemblage rigoureux de peignes noirs en forme d’éloge de la pulsion de mort, du répétitif évacuant tout accident et tout réel, de l’espace clos hors de tout rapport à l’autre, et deux « heaume » (/home), 2014, de Matthieu Pilaud, murs-armures contre l’agression de l’espace urbain extérieur, architectures-objets, sculpturales, isolées défensivement de leur environnement pour ne pas en subir l’influence, en écho à la pensée de Benjamin. Elle est par ailleurs prolongée par des « scénographies » réalisées par des étudiants de l’ENSA. Une exposition qui donne à penser et à contempler, qui invite aussi à repenser une pratique architecturale parfois trop exclusivement fondée sur un espace visuel (un modèle, une utopie) aux dépens de l’espace vécu, perçu, habité, qui propose une relecture de la construction de soi et du rapport à Autrui, par la métaphore architecturale. A voir jusqu’au 7 février.En prolongement, un article des plus intéressants de l’un des commissaires :

https://www.tk-21.com/TK-21-LaRevue-no76…

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Author: Instant artistique

Conservateur de bibliothèque. Diplômée en Histoire et histoire de l'art à l'Université Paris I et Paris IV Panthéon-Sorbonne. Classes Préparatoires Chartes, École du Patrimoine, Agrégation Histoire. Auteur des textes et de l'essentiel des photographies de l'Instant artistique, regard personnel, documenté et passionné sur l'Art, son Histoire, ses actualités.

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