Bacon, un tragique moderne

CENTRE POMPIDOU, Paris, Septembre 2019 – Janvier 2020

Bacon, second version triptych, 1944

La vie est beaucoup moins cruelle que ma peinture. On passe sa vie bras dessus bras dessous avec la mort.

Francis Bacon

L’exposition Bacon de 1996 m’avait laissé une forte impression… Certes, notre regard sur l’art évolue avec nous et en plus de vingt ans j’ai vu beaucoup d’oeuvres. Peut-être chercherai-je à présent la beauté des aplats, la délicatesse des coloris chez des peintres purement abstraits. Il est certain par ailleurs que je ne partage pas la vision cannibale, monstrueuse, de l’homme, de la relation à autrui, de la sexualité, de Bacon. Une relation fréquemment destructrice, indéniablement, mais qui pour moi se joue sur un autre plan que celui de la seule chair désossée, fluide et animée de Bacon. Le corps est certes chargé de pulsions de vie et de mort, de désirs, de sensualité mais je ne puis le résumer à cet amas informe d’organes et de sécrétions que nous dépeint le peintre, la crudité d’un morceau de boucherie.

Une peinture troublante, assurément, ce que renforcent quelques traits singuliers de l’artiste : le recours récurrent au triptyque, comme une forme narrative, séquencée, cinématographique, de la toile, le jeu sur la réserve et le vide creusé par ses vastes aplats de couleurs nuancées, superbes, plus vives et épurées au fil des ans (passant ainsi de l’orange, 1944, au rouge, 1988 dans ses trois études de figure au pied d’une crucifixion), qui tranchent violemment avec des formes aux volumes puissamment dessinés quoique frôlant parfois l’informe, des jets de « matière », de fluides, des chairs sanguinolentes dessinant des ombres « molles » au sol…, le travail de la spatialité avec le motif fréquent de la cage de verre, un sol relevé, qui brisent la linéarité de la surface et concentrent le regard sur la figure, au centre. Est-ce à dire que cette peinture se suffit à elle-même?

Bacon, Study of Red Pope 1962. 2nd version, 1971

Manifestement, la nouvelle exposition du Centre Pompidou permet de se confronter à des toiles rarement réunies. Néanmoins, bien des séries majeures de l’artiste sont absentes : la série des « Head » de 1948-1949 et « study for a portrait » de 1953, les papes dont « study after Velazquez’s portrait of Pope Innocent X » de 1953 et 1965, « Pope », 1954…, le parcours se cantonnant aux années 1971-1992, de l’année de l’exposition au Grand Palais qui marque en quelque sorte sa consécration internationale, année par ailleurs de la mort de son compagnon Dyer -dont Bacon porte la culpabilité, ce qui transparaît dans certains triptyques-, jusqu’à sa propre mort. Par ailleurs, je suis hostile au choix des commissaires de renoncer à tout appareil critique. Choix paradoxal puisque le fil rouge de l’exposition est le rapport de l’artiste au Texte, à la littérature. « Les grands poètes sont de formidables déclencheurs d’images, leurs mots me sont indispensables, ils me stimulent, ils m’ouvrent les portes de l’imaginaire »(Francis Bacon). Certes, et fort heureusement, le discours n’épuise jamais les oeuvres et peut se fourvoyer en surinterprétant la volonté, pas toujours consciente ou affirmée, de l’artiste, mais quant à suggérer que des historiens de l’art, des conservateurs, qui ont étudié pendant des années ces toiles n’auraient rien à dire, rien à apporter, rien à transmettre, c’est manquer de générosité. A mes yeux une exposition est avant tout un lieu de contemplation mais également un lieu de savoir, de diffusion de la connaissance et de l’amour des oeuvres, sans parler des vitres et des néons qui gênent l’appréciation de la peinture. C’est dommage, ce qui aurait pu être une exposition remarquable se révèle étriquée et, de par la sélection retenue, en demi teintes. A quelques exceptions près : la reprise de l’impressionnant triptyque de la Tate Gallery de 1944, « second version of triptych 1944 », de 1988, nourri des nombreux cris terrifiants de l’histoire de l’art, de Poussin (le massacre des Innocents de 1628-1629) à Eisenstein. Un tragique moderne…

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Author: Instant artistique

Conservateur de bibliothèque. Diplômée en Histoire et histoire de l'art à l'Université Paris I et Paris IV Panthéon-Sorbonne. Classes Préparatoires Chartes, École du Patrimoine, Agrégation Histoire. Auteur des textes et de l'essentiel des photographies de l'Instant artistique, regard personnel, documenté et passionné sur l'Art, son Histoire, ses actualités.

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