GRAND PALAIS, Paris, 5 mars-21 juillet 2014

Sculpter le temps, c’est ainsi que Bill Viola, élève de Nam June Paik, tous deux pionniers de l’art vidéo, définit son travail. Un temps qu’il se plait à faire durer, à répéter, à ralentir, à suspendre, à décomposer, à superposer, à tourner en boucles…, usant des techniques les plus sommaires (une vieille caméra d’occasion dont l’artiste apprécie le grain particulier) aux plus ingénieuses (caméras à visée nocturne, à infrarouges, image d’une marche dans la forêt diffusée à travers neuf voiles…). Ses œuvres naissent d’une image, parfois esquissée, laquelle représente souvent un défi technique. Pour passer de l’image à la réalisation, l’artiste use de plans fixes qu’il découpe seconde par seconde afin de s’adresser au plus profond de notre sensibilité.
Le grand palais lui consacre une vaste rétrospective, de 1977 à 2013, que l’artiste pense comme un voyage introspectif en trois temps autour des questions métaphysiques majeures : Qui suis-je ? (naissance, vie, mort) Où suis-je ? (le rapport au paysage) Où vais-je ? (la perception et l’infini). Les œuvres de Viola posent un autre regard sur ces questions fondamentales, universelles, sur la vie, la mort, la transcendance, la renaissance, la présence et l’absence, le visible et l’invisible, le temps et l’espace. Elles nous y confrontent sans y répondre, bien entendu.
Les anciens les appelaient […] les Mystères. Ils n’appellent pas de réponses. Il n’y a pas de réponse à la vie ou à la mort. On doit en faire l’expérience, les approcher et les étudier, mais sans réponse au final.
Une exposition qui demande du temps, bien entendu…, et offre la possibilité de se confronter à quelques oeuvres très fortes, d’une grande beauté, souvent d’une qualité picturale et chargées de références à l’histoire de l’art par leurs jeux d’ombre et de lumière, leur composition (Goya dans « The sleep of Reason, 1988), le Christ aux outrages de Jérôme Bosch dans le portrait de groupe « The quintet of the astonished », 2000, œuvre qui décompose le mouvement des émotions par le ralenti et expose le déroulement du temps, le Giotto de la cappella Scrovegni dans le spectaculaire polyptyque « Going forth by day », 2002, dont le titre s’inspire du livre des morts de l’Egypte ancienne).
Nombre d’oeuvres se révèlent silencieuses, sans parole, seulement traversées par le son des éléments naturels. Viola évoque le temps, le temps plus que la mort, un temps parfois lent et ralenti que l’on ressent profondément. Les corps immobiles, calmes ou du moins apaisés font face aux déchaînements des éléments. Le feu, l’eau sont particulièrement puissants dans leur présence puis leur effacement. L’artiste tend à concentrer l’énergie à partir d’oppositions délibérément simplifiées (la vie et la mort, l’eau et le feu) mais essentielles. D’autres oeuvres peut-être moins denses tiennent davantage à distance.
Son approche, proche de la méditation, nourrie de spiritualité orientale, consiste à fixer sur un temps présent, à concentrer son regard pour approfondir la perception d’un sujet, réapprendre à regarder en s’immergeant dans l’image -une immersion à laquelle participent les éléments récurrents dans son œuvre : l’eau, le feu, le paysage…-, pour mieux comprendre le réel. A l’heure de l’immédiateté, Viola nous délivre du temps, nous redonne le temps :
J’ai toujours rêvé de pouvoir ralentir le temps… Alors, quand j’ai découvert la vidéo, et le ralenti, ç’a été une révélation : la vidéo est le médium qui permet d’arrêter le temps. Et en ralentissant les images, on permet à la sensation de devenir mentale et spirituelle.
Le ralenti, à l’image de l’art, permet de regarder ce qu’on ne peut pas voir.
Deux superbes vidéos, The encounter et walking the edge, sont exposées face à face, silencieuses. Dans The encounter, 2012, deux femmes approchent lentement à l’horizon, de part et d’autre d’un paysage désertique quasi hallucinatoire. En avançant vers le premier plan, elles se rapprochent doucement l’une de l’autre, se font face, se saisissent les mains puis s’éloignent à nouveau.
Dans Walking the edge, 2012, deux hommes -un père et un fils- marchent dans le lointain, éloignés l’un de l’autre, chacun à l’une des deux extrémités de l’image, séparés par le vide immense d’un désert dont la chaleur trouble légèrement l’image. Ils marchent lentement, on se demande parfois s’ils progressent mais ils se rapprochent peu à peu du premier plan puis l’un de l’autre. Ils se croisent, l’un passe devant l’autre et ils s’éloignent à nouveau…Expérience physique et intérieure du temps dans un paysage désertique, du temps à l’échelle de la vie.
L’œuvre de Viola abonde de figures qui flottent, s’élèvent dans les airs, disparaissent dans les profondeurs des eaux. Viola a failli mourir noyé enfant mais l’incident, loin d’être source de traumatisme, lui a semblé une expérience paradisiaque. L’eau « donne la vie et la reprend, c’est une vision de l’éternité. »
Ascension, 2000…qui ressemble quand même fortement à une noyade…représente un homme qui pénètre dans l’eau et s’enfonce lentement, les bras en croix. Puis il ralentit, reste en suspens, remonte et disparaît. Une lumière bleue, latérale, l’éclaire. L’artiste use toutefois souvent de la métaphore d’un corps plongé dans l’eau pour évoquer la fluidité de la vie.
Tristan’s ascension (the sound of a mountain under a waterfall), 2005…sublime. L’œuvre fait partie de la série de cinq vidéos du Tristan project, inspiré de la scénographie conçue par l’artiste pour l’opéra de Wagner Tristan et Iseult mis en scène par Peter Sellars. Un corps repose étendu sur une stèle, vêtu de blanc comme d’un linceul…Des gouttes d’eau commencent à tomber, légèrement puis de plus en plus denses et bruyantes…et le corps inerte est peu à peu soulevé et emporté vers le haut, dans la lumière, dans une trombe d’eau, comme un saint en extase dans la peinture du XVIIe, puis le débit s’estompe et seules quelques gouttes ruissellent sur la dalle vide. La vidéo, caractérisée par la verticalité, évoque l’ascension de l’âme après la mort.
Dans Fire woman, 2005, qui relève également du Tristan project…une silhouette féminine se détache sur un mur de feu…puis l’image bascule et un plan d’eau apparaît au premier plan, la femme plonge et disparaît, l’eau gagne le feu peu à peu, puis l’ombre envahit l’eau et le regard se perd dans le jeu abstrait et incroyablement pictural du feu et de son reflet dans l’eau. Une évocation, semblerait-il, de « l’œil intérieur d’un homme sur le point de mourir ».
Dans ces deux dernières œuvres, l’artiste évoque la transfiguration, le passage entre deux états, et la quête d’immortalité. Viola aborde également la question de l’éternité dans Man Searching for Immortality / Woman Searching for Eternity (2013), où l’on voit un homme et une femme âgés, nus, explorant chacun leur corps avec leurs main et à la lueur d’une lampe.
https://www.philomag.com/articles/bill-viola-la-metaphysique-sans-la-philosophie



