Caravaggio & Bernini

KUNSTHISTORISCHES MUSEUM, Wien, Octobre 2019 – Janvier 2020

Il est des appels irrésistibles pour moi…Une confrontation entre le Caravage et le Bernin en fait partie et méritait bien un petit séjour à Vienne, d’autant qu’il s’agit d’une démarche plutôt inédite, le Caravage étant le plus souvent rapproché de ses contemporains peintres, son contrepoint classique (Annibal Carrache) ou ses suiveurs, les caravagesques Gentileschi, Baglione, Manfredi, ter Brugghen, Honthorst, Ribera, Valentin de Boulogne, Tournier etc. Démarche doublement inédite et intelligente puisque l’exposition est structurée selon les « affetti » du temps : « orrore e terribilità », « meraviglia e stupore », « amore », « moto e azione », « vivacità », « visione », « passione e compassione », « scherzo », posant que l’un comme l’autre, le Caravage et le Bernin se singularisent dans leur discipline de prédilection par leur capacité à exprimer avec force des sentiments et des passions, le recours à un naturalisme radical, à un « chiaroscuro » dramatique, à de puissantes compositions narratives ou encore par le rendu magistral du mouvement et des textures dans le marbre par la lumière, le traitement différencié et incroyablement sensuel des corps et des drapés, le recours au dialogue des arts (architecture, peinture, sculpture), particulièrement adaptée à l’art de la réforme catholique post-tridentine. En outre, l’analyse des oeuvres à travers des concepts présents dans les discours sur l’art du XVIIe apparaît tout aussi voire plus légitime que le recours au concept, postérieur et quelque peu ambigu, de baroque.

Guido Reni, le massacre des Innocents, 1611

Certes, la peinture est quelque peu dominante dans la sélection et les œuvres majeures du Bernin sont restées à Rome, particulièrement à la villa Borghese, mais l’exposition n’en est pas moins de grande qualité. Dès l’entrée, on est mis en présence de plusieurs chefs-d’œuvre, tels que la fascinante Méduse du Bernin de Rome, 1638-1640, tout à la fois belle et monstrueuse, représentée la bouche ouverte, les serpents de sa chevelure magistralement sculptés, le regard tendu exprimant peur et terreur, le Narcisse du Caravage, Rome, 1600, émerveillé par son propre reflet dans l’eau qu’il caresse de la main et l’époustouflant Massacre des Innocents de Guido Reni, Bologne, 1611. Ce-dernier atteint le summum du tragique par le contraste entre le centre de la toile, particulièrement animé et focalisé sur la dague qui menace les nouveau-nés et accentue la symétrie de la composition déjà manifeste dans la disposition des personnages et la répartition des couleurs, cerné par les visages terrifiés des mères, et des zones plus apaisées dont les quelques corps qui jonchent déjà le sol ou les putti tenant la palme des martyrs qui surplombent la scène. Reni, quoique marqué par l’apport du Caravage, s’en détache peu à peu pour rechercher une harmonie plus posée, magistralement obtenue ici par l’équilibre des forces centripètes et centrifuges à l’œuvre.

On relève également dans ce début de parcours consacré à la stupeur et à l’horreur plusieurs « têtes coupées » -pour reprendre l’entrée de la dernière exposition Caravage du musée Jacquemart André- où contrastent la beauté du héros et l’horreur de la tête tranchée et sanglante (Judith avec la tête de Holoferne de Saraceni, Vienne, 1610, David avec la tête de Goliath –terrifiant autoportrait- du Caravage, 1600-1601, Vienne, Tanzio da Varallo, Varallo 1620, Valentin de Boulogne, musée Thyssen de Madrid, 1615-1616).

Le thème de l’amour est décliné à travers plusieurs œuvres remarquables telles que le St Sébastien du Bernin, du musée Thyssen de Madrid, 1617, première œuvre de l’artiste réalisée de manière autonome, à 19 ans, marquée par le Faune Barberini. Bernin se focalise moins sur le martyre que sur l’expression de renoncement du saint, pour l’amour de Dieu, susceptible de susciter la compassion. Il représente avec une indicible maestria son corps toujours en vie et cependant affaibli, sensuellement alangui et percé de flèches, le visage vers le ciel, aux portes de la mort. Présenté avec une belle efficacité à proximité de la Marie-Madeleine en extase, copie de Finson d’après Caravage, le modèle en terre cuite (Ermitage, 1647) de l’extase de ste Thérèse d’Avila du Bernin réalisé pour la chapelle Cornaro de Santa Maria della Vittoria à Rome est l’expression même de l’amour mystique tout en proposant dans sa réalisation finale une prodigieuse synthèse des arts (sculpture, architecture et même peinture par le jeu coloré, quelque peu dramatique, du marbre et du bronze doré, l’utilisation théâtrale de la lumière tombant d’un oculus, de la loge latérale des Cornaro qui contemplent la scène). Une œuvre dont l’érotisme frôle le blasphème quoique l’artiste suive scrupuleusement le récit de sa vision par la sainte, celle-ci flottant sur un nuage, le cœur percé par la flèche d’un ange, les yeux et la bouche entr’ouverts, baignée alors d’une joie infinie et quelque peu orgasmique. Le modèle témoigne déjà d’une incroyable virtuosité dans le traitement des drapés, l’expressivité du groupe traduisant le bouleversement intérieur de ste Thérèse. Plus conventionnelle et dans la tradition renaissante se situe l’œuvre de l’Algarde, le rival classique du Bernin, élève des Carrache, présent par une représentation d’Eros et d’Anteros, l’amour profane et l’amour divin.

De très beaux modèles du Bernin incarnent le mouvement et l’action, dont la terre cuite du fantastique David de la Villa Borghese (Ermitage, 1623) qui rompt avec ses grands prédécesseurs en représentant non plus le vainqueur de Goliath (Donatello, Verrocchio) ou la concentration mesurée avant l’acte (Michel-Ange) mais le moment qui précède le lancé de la fronde, scène à laquelle il intègre l’espace alentours et le spectateur. David est représenté le corps puissant, les muscles bandés, entièrement tendu dans l’action, vers l’avant comme le gladiateur Borghese, le regard redoutablement déterminé. On relève aussi du Bernin le dieu marin Triton (1653), fils de Poséidon, modèle préparatoire à la Fontana del Moro (Piazza Navona, Rome), le corps nu, athlétique, également tendu, la chevelure animée, chevauchant les eaux ainsi que le modèle (1632 ou 1658, Florence) pour la fontaine de l’éléphant et l’obélisque de la piazza Santa Maria sopra Minerva, union inédite entre une créature vivante et un élément architectural figé.

Mochi, jeune st Jean-Baptiste, 1605-10

Participe de cette même dextérité à traduire le mouvement l’étude préliminaire en bronze (1630-1631, Angleterre) pour le chef-d’œuvre de Francesco Mochi, sa ste Véronique (st Pierre de Rome). Là aussi, l’œuvre est en rupture avec la représentation traditionnelle de la sainte, contemplative. Au lieu d’un voile qu’elle tendrait au Christ, le sudarium est un pan de sa robe qu’elle tient à présent, horrifiée, dans un mouvement de recul, le drapé exprimant l’agitation de la sainte face à l’imminente Crucifixion. A noter le merveilleux « st Jean-Baptiste » ou archange Gabriel du même artiste, Chicago, 1605-1610, à l’entrée de l’exposition, le regard rêveur, les lèvres entr’ouvertes, le visage tourné vers la gauche, expression même de la surprise.

Bernini, autoportrait, 1638-40

Si les thématiques religieuses, et particulièrement les scènes de martyres, de la vie des saints et de la Passion, abondent conformément à la volonté des commanditaires et au contexte de reconquête catholique des esprits contre le protestantisme, c’est dans le genre du portrait que s’affirme le mieux la « vivacità ». J’ai retrouvé avec bonheur l’autoportrait peint du Bernin, d’une incroyable présence par le traitement de la lumière, la liberté de touche, l’expression quelque peu maussade, absent aux Offices il y a quelques mois sans doute dans la perspective de cette exposition (1638-1640). Il voisine avec le portrait sculpté, relativement austère pour l’artiste, de Richelieu (Louvre, 1640-1641) effectué d’après le triple portrait peint de Champaigne (National Gallery, London) et l’admirable portrait sculpté de Thomas Baker (Victoria and Albert museum, 1637-1638, également absent il y a quelques mois), sculpté à l’occasion de son Grand Tour. L’artiste joue admirablement avec les « contrapposti », l’exécution remarquable de la collerette de dentelle vénitienne contrastant avec l’abondante chevelure du modèle.

Caravaggio, le couronnement d’épines, 1603

Les dernières sections, consacrées à la Passion et à la compassion, la Vision et le « scherzo », permettent de contempler les chefs d’œuvre du Caravage du Kunsthistorisches Museum que sont le couronnement d’épines de 1603 et la Madone du Rosaire de 1601-1603, au regard de toiles d’Annibal Carrache dont la très belle pietà de 1603, qui témoigne d’influences antiques et vénitiennes dans le traitement des corps et de la perspective aérienne tout en atteignant une harmonie compositionnelle tout à fait originale malgré l’ouverture latérale sur le paysage, la construction pyramidale du groupe de personnages dans la tradition renaissante, du fait de l’abandon du corps de la Vierge à sa douleur -dont la main défaite constitue le point focal de la composition-, du vaste pan de mur exprimant un vide quelque peu troublant. Malgré le resserrement de la scène du couronnement d’épines autour du Christ grimé en roi des Juifs par les hommes de Pilate, couronné de roseau et doté d’un sceptre du même matériau -qui est aussi celui des armes de ses bourreaux en pleine action-, le Fils semble replié en lui-même, se soumettant à son destin, suscitant la compassion. Une lumière puissante dessine les corps nus des principaux protagonistes, le torse dénudé, tandis que le seul homme vêtu, plus contemplatif, représenté de dos, reste dans l’ombre, porteur toutefois d’une cuirasse magistralement modelée par la lumière. On retrouve la même qualité de traitement dans la Madone du Rosaire, expression même du rôle des saints comme intercesseurs dans la tradition catholique, ici dominicaine. Caravage oppose avec dextérité la majesté divine de la Vierge à l’enfant, exprimée par une composition pyramidale et surmontée d’un ample drapé assez traditionnels et le quotidien humble du peuple au premier plan. Il rompt par ailleurs avec la disposition traditionnelle d’une scène d’intercession en introduisant un mouvement tournant au centre, animant les figures aux pieds de la Vierge, ce que traduit notamment leur gestuelle éloquente.

Pour finir, j’ai noté l’œuvre d’un artiste rarement exposé, Trophime Bigot, dont l’homme criant (1615-1620, Kunsthistorisches Museum de Vienne) participe pleinement de la tradition caravagesque par les puissants effets de lumière et l’émotion violente qui anime ses traits, un homme se jouant de lui à ses dépens à l’arrière-plan. Une exposition telle que je les aime, intelligente, proposant de nouvelles lectures des oeuvres, des rapprochements audacieux mais pertinents, donnant à penser et à contempler des pièces d’une incroyable beauté.

https://caravaggio-bernini.khm.at/en/

https://www.theartnewspaper.com/…/living-theatre-in-two…

https://www.artribune.com/…/mostra-caravaggio…/…

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Author: Instant artistique

Conservateur de bibliothèque. Diplômée en Histoire et histoire de l'art à l'Université Paris I et Paris IV Panthéon-Sorbonne. Classes Préparatoires Chartes, École du Patrimoine, Agrégation Histoire. Auteur des textes et de l'essentiel des photographies de l'Instant artistique, regard personnel, documenté et passionné sur l'Art, son Histoire, ses actualités.

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