FONDATION VUITTON, Neuilly, Octobre 2016-Mars 2017

Seconde visite de la collection Chtchoukine beaucoup plus exaltante que la précédente, comme quoi les conditions de visite ne sont pas sans influer sur l’appréciation des œuvres. Quelle que soit l’affluence toujours considérable -la fondation est en train de battre le record jusque là inégalé du petit palais dont l’exposition Toutankhamon en 1967 accueillit 1M200 000 visiteurs-, l’exposition en nocturne m’a semblé tout à fait appréciable dès lors qu’il était possible de contempler longuement chaque œuvre sans être perturbée. Il est vrai que j’ai eu beaucoup de chance en échappant aux kilomètres de file d’attente dressée devant le bâtiment de Gehry.
Oui, sans aucun doute, la réunion d’une bonne part de la collection Chtchoukine à la fondation Vuitton mérite le détour. En effet, cette-dernière, habituellement éclatée entre le musée de l’Ermitage, à Saint Pétersbourg, et le musée Pouchkine, à Moscou, investit l’ensemble du bâtiment de Gehry à travers un accrochage inspiré de celui du collectionneur au palais Troubetskoï avec par exemple des salles entières et éblouissantes consacrées à un maître : Gauguin, Matisse, Picasso.
La prédominance de l’art français contemporain de Chtchoukine est manifeste et témoigne de l’audace et du goût avant-gardiste du collectionneur avec des oeuvres impressionnistes, post-impressionnistes, fauves, cubistes etc. L’exposition débute par la « première collection » Chtchoukine, réunie entre 1898 et 1905, et qui privilégie les paysages et scènes de genre d’inspiration symboliste, romantique et impressionniste. Les œuvres sont alors prioritairement décoratives et narratives.
Bientôt, par-delà des thématiques privilégiées, se dessine une quête plus profonde : paysages, reflet de la sensibilité quelque peu mélancolique du collectionneur ; portraits féminins dont l’objet premier réside moins dans la représentation que dans la peinture en train de se révolutionner ; natures mortes, témoins du travail de déconstruction opéré par les avant-gardes, jusqu’aux collages de Picasso qui rejettent tout illusionnisme et ramènent la nature morte à la verticalité du plan du tableau ; nus…Des genres pluriels à travers lesquels prend forme une véritable leçon de peinture et de déconstruction progressive de cette-dernière, de Cézanne à Matisse, de Gauguin à Picasso, jusqu’au « carré noir » de Malévitch.

Malévitch, carré noir 
Rodtchenko, ligne n 128 1920
L’impact de la collection sur son temps apparaît également -dès lors que Chtchoukine ouvrit sa collection au public dès 1908-, inspirant une nouvelle génération d’artistes russes parmi lesquels les principaux suprématistes et constructivistes, qui proposeront tout à la fois une reprise et une réinterprétation des avant-gardes européennes, doublée d’une réappropriation de leur propre patrimoine (notamment l’art de l’icône). Ainsi, le « carré noir » de Malévitch qui clôt l’exposition constitue-t-il l’aboutissement du rejet de l’illusionnisme initié par Picasso. Une salle confronte avec brio des oeuvres de Matisse et Malévitch, Picasso et Rodtchenko. La part des avants-gardes russes demeure toutefois assez marginale dans la collection, ce qui n’est pas sans surprendre étant donné le regard éclairé que pose Chtchoukine sur la création artistique de son temps.

Cézanne, ste Victoire 
Matisse, la dame en vert 1909
De cet ensemble assez éblouissant, je retiendrai une remarquable « ste Victoire » de Cézanne, considéré à juste titre, tant par Picasso que par Chtchoukine, comme le père de la modernité : l’œuvre refonde en quelque sorte l’objet pictural déconstruit par la touche et la couleur impressionniste ; le remarquable « portrait de Benet Solet », « compotier et poire coupée », « violon et verres sur une table » et « l’étreinte », ou encore « la composition à la tête de mort », marquée par l’influence de Cézanne, de Picasso ; « la dame en vert », « le jardin du Luxembourg », un superbe « le bois de Boulogne » et « Intérieur, bocal de poissons rouges », dont l’équilibre de la composition et l’harmonie des couleurs sont tout simplement prodigieux, de Matisse ; une vue du « Parlement de Londres » de Monet qui flirte avec l’abstraction ; le « port » de Derain ; « construction » de Popova ; « composition 66 » de Rodtchenko ; un surprenant Malévitch, « gare sans arrêt Kuntsevo », marqué par la leçon du cubisme etc.
D’après Christina Burrus (les collectionneurs russes, d’une révolution à l’autre, Chêne, 1992), les Chtchoukine participent d’une nouvelle génération de collectionneurs avec Morozov, moins traditionnels dans leurs choix que leurs prédécesseurs. Si l’exposition se concentre sur Sergueï Ivanovitch Chtchoukine, les six frères de la famille Chtchoukine, famille luthérienne de verriers au XVIIIe siècle, qui s’est enrichie dans le textile au XIXe siècle, sont en réalité passionnés de collection. Ainsi, Piotr collectionne-t-il des estampes, objets orientaux, meubles, objets de culte, manuscrits, tableaux russes des XVIIIe-XXe siècles etc. Son salon oriental comprend toutefois des œuvres de Monet, Pissarro, Sisley…Sa collection, qui reflète une fièvre de la possession tout comme un désir de promotion de la culture nationale, est publique en 1895 et devient un musée en 1905. Dimitri se spécialise quant à lui dans la peinture occidentale mais est la proie des marchands auxquels il achète de nombreux faux. Il détient néanmoins quelques Vermeer, Metsu, de Hooch, Weyden, ter Borch, Watteau…Sa collection est nationalisée en 1921. Tuan collectionne particulièrement les espagnols dont Goya mais, endetté, se suicide.

Matisse, le jardin du Luxembourg 1901 
Picasso
Enfin, Sergueï, après avoir eu un coup de cœur en 1897 à Paris, chez Durand-Ruel, pour les « lilas au soleil » de Monet, première œuvre impressionniste en Russie, développe une collection d’avant-garde au palais néoclassique des princes Troubetzkoï. Son salon de musique comprend 13 Monet dont deux « cathédrale de Rouen », « le déjeuner sur l’herbe » (hommage à Manet). Il apprécie Sisley, Pissarro, achète 8 Cézanne et, chez Vollard, des Gauguin, qu’il dispose dans sa salle à manger parmi un mobilier rococo et qui témoigne d’une attirance pour les expressions artistiques extra-européennes, primitivistes, orientalistes ou africaines qu’il cherche également chez Picasso, le douanier Rousseau, Matisse. Pour son salon rose aux décors baroques, il achète des Matisse chez Berthe Weil qu’il fréquente bientôt amicalement et auquel il commande en 1909 deux grands panneaux (« la danse », « la musique ») pour orner l’escalier de son palais. Ces oeuvres sont influencées par la Méditerranée mais aussi par l’habitation du collectionneur. En 1911, le peintre accepte une invitation en Russie : il y subit l’influence des icônes et influence les jeunes peintres russes (Serov, Larionov, Gontcharova…). En 1909-14, Chtchoukine achète 51 Picasso qu’il place dans un cabinet voûté tout blanc. Il s’agit d’œuvres des périodes rose et bleue comme « la buveuse d’absinthe », 1901, « le portrait de Sabartès », 1901 et maintes oeuvres cubistes achetées chez Kahnweiler (« dame à l’éventail », 1909). Le collectionneur fuit la révolution russe à Paris, en 1917 et tandis que le gouvernement vend d’anciennes collections privées, proteste que sa collection a été regroupée pour le peuple. Plus que quelques jours pour voir ce remarquable ensemble !



































