Coup de projecteur sur la scène artistique libanaise

INSTITUT DU MONDE ARABE, Paris, Septembre 2021 – Janvier 2022

Shafic Abboud, composition, 1962_Lumières du Liban_Institut du Monde Arabe, Paris_21 novembre 2021

Beyrouth est l’horizon. Rien ne peut fermer l’horizon, mais il est à présent habité par un jour qui ne parle qu’à la nuit et par une nuit qui ne parle qu’à elle-même. Et voici que l’individu humain est condamné à porter jour et nuit, sur ses épaules, dans sa conscience et dans son cœur, le rocher de Sisyphe. 

Adonis

A l’exception de Shafic Abboud et Etel Adnan, nombre d’artistes libanais modernes et contemporains demeurent méconnus du public parisien. L’exposition « Lumières du Liban », présentée par l’Institut du Monde Arabe afin de témoigner de la vitalité de la création libanaise meurtrie comme toute la ville de Beyrouth par les explosions qui ont ravagé le port l’été 2020, y remédie magistralement en réunissant plus d’une centaine d’œuvres, grâce à la donation des collectionneurs Lemand en 2018. Il s’agit par ailleurs de soutenir les artistes après cette catastrophe par la réalisation, par des artistes du monde arabe, d’œuvres en hommage au Liban qui feront l’objet d’une vente aux enchères et par un appel aux jeunes artistes libanais dont onze intégreront les collections du musée.

Shafic Abboud saison II, 1959_Lumières du Liban_Institut du Monde Arabe, Paris_21 novembre 2021

Le parcours débute par la création actuelle pour remonter le temps jusqu’à l’âge d’or de Beyrouth, au lendemain de l’indépendance du pays (1943), -lorsque la ville était le berceau de la « Nahda » laïque libanaise, mouvement d’émancipation et de renouveau culturel anticlérical soucieux d’inscrire le monde arabe dans la modernité, dont se nourrit un Shafic Abboud- ; en passant par les années de guerre civile (1975-1990). Il témoigne également de ce que le Liban est tout à la fois un creuset culturel et humain, terre d’accueil d’arméniens (tels que les Guiragossian, entre figuration et abstraction), de palestiniens, de syriens, d’irakiens…et une terre d’exil, certaines trajectoires d’artistes se déployant entre le Liban, l’Europe et les Etats-Unis (Etel Adnan), entre Paris et Beyrouth (Shafic Abboud a étudié aux Beaux-arts de Paris), entre Orient et Occident -les artistes libanais, s’ils revisitent parfois des aspects de leur propre tradition culturelle, s’ouvrant aux avant-gardes occidentales (le cubisme, le surréalisme, l’expressionnisme abstrait…).

Tagreed Darghouth, the abyss calls forth the abyss, 2015_ Lumières du Liban_Institut du Monde Arabe, Paris_21 novembre 2021

Des années récentes, quelques artistes se détachent particulièrement à mes yeux. Tagreed Darghouth présente ainsi une très belle série de petits formats réunis en polyptyque, « The abyss calls forth the abyss », 2015, qui dépeignent des cratères formés par des explosions d’artillerie, rappel douloureux de la violence des conflits. « The tree within. A Palestinian Olive tree », 2020, du même artiste, évoque la destruction par les israéliens des oliveraies centenaires de Palestine au Sud du Liban et symboliquement, les hommes déracinés par les guerres. La touche est large et nerveuse, la palette, plutôt délicate et puissante.

Hala Ezzeddine, Beyrouth, danser avec la mort, 2020_Lumières du Liban_Institut du Monde Arabe, Paris, 21 novembre 2021

« Beyrouth, danser avec la mort », 2020 est une toile de toute beauté de Hala Ezzeddine. L’artiste représente un paysage chaotique, dans un expressionnisme viscéral aux limites de l’abstraction : la ville au lendemain des explosions. Sur un ciel clair se dessine les silhouettes irrégulières des bâtisses aux couleurs raffinées quoique chatoyantes. La verticalité et le vide de toute forme humaine renforcent toutefois l’idée de chaos mortifère où la vie n’a plus sa place.

Depuis le 4 août, je ne dors plus, non par peur de la mort, mais par la terreur de devoir encore vider mes tubes de peinture en douleur et noirceur. Aujourd’hui, j’ai envie de peindre la vie, celle qui donne à sourire, celle qui vous emmène sur les chemins de la rédemption et de la cicatrisation. Je ne veux plus que mon art ait la couleur de la destruction, je ne veux plus que mes yeux ne croisent que la désolation. 

Hala Ezzeddine
Sara Chaar, mur de Beyrouth, 2020_Lumières du Liban_Institut du Monde Arabe, Paris, 21 novembre 2021

Tout aussi puissante se révèle la peinture abstraite de Sara Chaar, marquée enfant par les murs meurtris de la ville qu’elle découvre au sortir de la guerre civile. Ses toiles reflètent aussi bien ces blessures que les émotions chaotiques de l’artiste, par un singulier travail de superposition de couches de peinture réalisé avec des outils de chantier, dans une gamme sombre de gris, de blancs et de noirs. Une toile bien différente, assurément plus apaisée mais moins forte, l’accompagne, œuvre de Missak Terzian, « rock series n°9 », 2019 qui représente les formations rocheuses du Kesrouan, au cœur du Liban, dans un traitement proche de l’abstraction, afin d’en conserver la mémoire avant que des projets ne détruisent leur beauté naturelle.

Hanibal Srouji, terre mer XIII, 2013 14_Lumières du Liban_Institut du Monde Arabe, Paris, 21 novembre 2021

Réfugié au Canada pendant la guerre civile et revenu au Liban en 2010, Hanibal Srouji évoque à travers des toiles lumineuses telles que « Terre-mer XIII », 2013-14, réalisée à l’acrylique et avec recours au feu, le déracinement et la fragilité de la paix. Une terre aride, ponctuée de traces, de séquelles, de brûlures et d’une maigre végétation se dessine dans la partie supérieure tandis que la mer est évoquée dans la partie inférieure par une suite de touches nerveuses, profondes, de bleu outremer. Une toile superbe, surprenante par le point de vue adopté, celui de l’exilé qui ne perçoit son pays, sa terre, que depuis le lointain, la mer.

Sargologo François_carbone 14. La faille 2021_Lumières du Liban_Institut du Monde Arabe, Paris, 21 novembre 2021

Si la peinture libanaise est admirablement bien représentée et révèle son dynamisme et sa qualité, l’exposition ménage également une place à d’autres média : sculpture, photographie, gravure…Ainsi peut-on contempler une belle série photographique de François Sargologo « Carbone 14. La Faille », 2021, qui résulte de l’exploration du Mont Liban, particulièrement son plateau déserté et cependant marqué par les traces de conflits. Une série composée d’une alternance de paysages diurnes et nocturnes, de terres désolées et de cieux étoilés, particulièrement efficace.

Dans « A la recherche de Beyrouth », 2021, Nader Bahsoun capture le vide, les traces du passé, l’attente d’un lendemain inconnu, dans une approche fondée sur de violents contrastes de noir et de blanc, un travail des lignes, des formes frisant l’abstraction quoique quelques personnes se dessinent dans la ville éventrée par l’explosion. C’est également la catastrophe de 2020 qu’évoque Zad Moultaka dans « Apocalypse Beyrouth 6h10 », 2020, une toile saisissante de matérialité –le chaos étant évoqué par les plis violents, irréguliers, les froissements du support de papier- tandis que sa gamme de couleurs, plutôt lumineuse, ménage l’espoir d’un renouveau.

Abdul Rahman Katanani, tornade, 2020_Lumières du Liban_IMA_21 novembre 2021

Né dans un camp palestinien proche de Beyrouth, Abdul Rahman Katanani transcende les fils barbelés omniprésents dans son quotidien, symboles de frontière et d’entraves à la liberté, en une surprenante « tornade » libératrice (2020).

Près d’un leporello d’Etel Adnan, décédée la semaine dernière (arbres, 2012), Hala Matta présente une suite de céramiques tout en épure (sans titre, 2021), usant pour ce faire d’un procédé d’émaillage conçu au Japon au XVIe siècle, le raku.

Un ensemble de sculptures fait la transition entre les années 2000-2020 et les années de guerre, parmi lesquelles l’impressionnante « Torture », de Serwan Baran, 2021, pièce de bronze représentant un homme attaché à un poteau d’exécution, les genoux ployant sous le poids de son corps, la tête baissée, les yeux bandés, comme une façon pour l’artiste, ancien militaire, de surmonter ses traumas tout en incarnant l’absurdité de la souffrance. Une œuvre d’une puissance et d’une beauté saisissantes, qui n’est pas sans faire écho dans toute mémoire occidentale aux représentations du Christ de la flagellation, symbole absolu de la Souffrance. A noter également les pièces plus abstraites et délicates, malgré la charge mémorielle qu’elles portent parfois, de Hady Sy (« Beyrouth 6 :09 », 2020, soit une minute après l’explosion, le début de l’effort collectif pour surmonter l’épreuve), Mona Saudi (« femme-oiseau », 1975), Anachar Basbous (« sans titre », 2020) ou encore Chaouki Choukini (« paysage au clair de lune », 1978).

Zena Assi, tenir à un fil, 2012

De la section consacrée à la période de la guerre civile, j’ai retenu la délicate installation d’Elias Nafaa, ruines intemporelles, 2020, constituée des mille lettres d’une chanson de Farid Al-Atrache interprétée par Asmahan (« les belles nuits de Vienne »), évoquant la fragilité et l’évolutivité du patrimoine culturel, reflet des conflits. Zena Assi déploie quant à elle une étonnante toile patchwork, « tenir à un fil », 2012, reflet d’une vie urbaine chaotique emplie de passants aux silhouettes schieliennes, déambulants seuls ou groupés au-dessus des maisons, comme des pigeons sur des fils électriques. La toile est accompagnée de deux films animant des détails de ses toiles et dessins.

L’horreur n’est pas la guerre, c’est la vie stagnante entre deux conflits.

Zena Assi
Abed Alkadiri, Al Maqama 5th of july 2014, 2014_Lumières du Liban_IMA_21 novembre 2021

Dans sa toile “Al Maqama 5th of july 2014”, 2014, Abed Alkadiri explore l’impact de la violence et de la destruction de l’identité culturelle sur la liberté individuelle en s’appuyant sur les célèbres Maqâmat d’al-Hariri peintes par al-Wasiti au XIIIe siècle. La date évoquée, celle de l’anniversaire de l’artiste, est celle où Abû Bakr al-Baghdadi, de l’Etat islamique, s’est proclamé calife à Mossoul. Enfin, dans leur œuvre textile « arab fall », 2011, Houda Baroudi & Maria Hibri (BOKJA) évoquent les désillusions des printemps arabes.

Shafic Abboud, composition 1962, confidences, 1980, saison II, 1959 _Lumières du Liban_IMA_21 novembre 2021

La dernière partie du parcours est consacrée à l’âge d’or de Beyrouth et particulièrement à l’admirable peinture de Shafic Abboud lequel transcende le réel en un chatoiement de couleurs et de traits qui n’est pas sans évoquer l’œuvre d’un Nicolas de Staël, d’un Roger Bissière, voire même d’un Pierre Bonard, oeuvres dans lequel il se reconnaît. Ainsi, sa série des « Cafés engloutis », 1990, évoque, par des compositions amples et lumineuses, les cafés traditionnels du bord de mer de Beyrouth détruits par la guerre, sans pour autant montrer la mort et les destructions réalistement. Abboud préfère développer une vision intime du monde, souvent par série.

Parmi les très belles toiles d’Abboud exposées, j’ai relevé “composition”, 1962, emblématique de son abstraction lyrique, du grand raffinement de sa palette, de la puissance de ses compositions. D’autres œuvres relèvent encore d’une certaine figuration chargée de poésie, quoique les formes se dissolvent dans la couleur, la lumière et des touches picturales d’une grande liberté (« les filles », 2000, la veste chinoise, 1980).

Shafic Abboud, Maqamat al-Hariri, 1970_Shafic Abboud intime, musée de l’Institut du monde arabe, Paris, 21 novembre 2021

A noter également quelques pièces (livres d’artistes, estampes, céramiques, tapis…) au sein du musée dans l’exposition Shafic Abboud intime, fruit du don de la compagne du peintre, Michèle Rodière : son carnet de voyage de 1963, son projet de Maqâmat, 1970 etc.

Shafic Abboud & Fatima el Hajj_Lumières du Liban_IMA_21 novembre 2021

Son élève, Fatima el Hajj, marquée par la guerre civile, ne peint pas davantage de scènes de destruction. Dans « promenade », 2011, elle dépeint un monde idéal aux couleurs méditerranéennes et lumineuses.

Saliba Douaihy, abstraction, 1981 et Beyrouth, Méditerranée, 1976_Lumières du Liban_IMA_21 novembre 2021

Avec une palette tout aussi coloré mais dans un style rappelant les grands aplats du Colour Field painting, Saliba Douaihy, qui émigre aux Etats-Unis dans les années 50, évoque également une Beyrouth méditerranéenne (Beyrouth, Méditerranée, 1976 ; abstraction, 1981). A voir !

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4 Replies to “Coup de projecteur sur la scène artistique libanaise”

  1. xmc.pl says:

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  2. Agregator RSS says:

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