


Si la collection permanente constituée par cette famille d’orfèvres protestants ayant fui la France après la Révocation de l’Edit de Nantes est particulièrement réputée pour ses toiles impressionnistes et impressionnistes, elle n’en contient pas moins d’importantes œuvres du Moyen-Age au XVIIIe siècle. Toutefois, seule une part des collections est exposée et il ne m’a ainsi pas été possible de contempler le merveilleux projet de Bernini pour la façade du Louvre de 1664 ou la superbe quoiqu’inachevée Vierge à l’Enfant de Parmigianino de 1525-27.

Parmi les œuvres médiévales, on note une belle Crucifixion avec saints de Bernardo Daddi, l’un des meilleurs disciples de Giotto mais plus proche des maîtres siennois par son style raffiné. Dernière œuvre documentée de l’artiste, il s’agit du principal élément d’un retable réalisé pour l’église San Giorgio de Ruballa, en 1348. Sur un fond d’or encore gothique se détache la silhouette assez réaliste du Christ, drapé d’un léger perizonium laissant deviner par sa transparence son corps jeune et souple tandis que des angelots voletant autour de lui recueillent le sang qui gicle de sa plaie.


Lorenzo Monaco est présent par un beau « Couronnement de la Vierge », 1388-90, réalisé pour sommer un large retable pour l’église de San Gaggio de Florence ou un panneau de prédelle comme « la Visitation » de 1405-10, rencontre de Marie et sa cousine Elisabeth, où le peintre adapte intelligemment son dessin aux contours polylobés du support. Autre prédelle digne d’intérêt : celle du retable de st Pierre martyr, 1427-28, réalisé par Fra Angelico pour un couvent de nonnes dominicaines de Florence, qui dépeint le Christ mort flanqué de la lance et de l’éponge, ainsi que six saints dont une majorité de femmes afin de servir de modèles aux sœurs, tous dépeints dans des petits tondi et d’une remarquable expressivité.

Les primitifs flamands sont quant à eux admirablement représentés par le « Triptyque Seilern », 1410-25, attribué au maître de Flémalle, Robert Campin, et considéré comme son œuvre la plus ancienne connue de nos jours. Quoique recourant à un fond doré orné de vigne, symbole christique, encore gothique et qui unifie les trois panneaux, le peintre use déjà de l’huile qui lui permet des effets de transparence et de lumière, un rendu plus réaliste et immédiat des figures et des objets. Le panneau central, avec ses protagonistes plus grands que ceux des panneaux latéraux, représente une remarquable mise au tombeau, le visage défait de la Vierge très proche de celui, livide, de son fils, tandis que Joseph d’Arimathie, Nicodème et une autre Marie tiennent son corps étendu sur son linceul au-dessus du tombeau. Les autres protagonistes rappellent d’autres étapes de la Passion : st Jean, qui soutient la Vierge, évoque la Lamentation, Marie-Madeleine, qui huile les pieds du Christ, l’Onction, sainte Véronique, le Calvaire, les anges éplorés de part et d’autre de la scène, la Crucifixion. Plus traditionnels, les ailes du triptyque représentent sur la gauche, un donateur avec à l’arrière-plan le Golgotha et sur la droite, la Résurrection. On relève par ailleurs un beau portrait attribué à Rogier van der Weyden, des années 1430-40. Il représente un homme de trois-quarts dont l’identification reste incertaine, un livre dans les mains ainsi qu’une bague avec un camée témoignant de son intérêt tant pour la littérature que pour l’Antiquité.


Par-delà une admirable « Trinité » de Botticelli, on note de la Renaissance florentine une délicate Vierge à l’enfant en trône flanquée de deux saints -un pape et st Dominique qui tient un livre et un lys, symbole de chasteté- attribuée à Benozzo Gozzoli, 1440-45. Il s’agit probablement d’un panneau de polyptyque démembré. On relève également une des œuvres de dévotion des plus raffinées du florentin Pesellino, un diptyque dépeignant une « Annonciation » de 1451-53 marquée par celle réalisée par Filippo Lippi une vingtaine d’années auparavant. Les attitudes en miroir de la Vierge et de Gabriel, humblement agenouillés, la tête inclinée, la description détaillée de la maison de la Vierge, la douce lumière qui imprègne la scène créent une atmosphère intime, chargée d’émotion.


Réalisée vers 1491-93, la « Pala della Convertite », réalisée pour la chiesa Santa Elisabetta delle Convertite di Firenze –couvent accueillant des prostituées repentantes et converties-, représente la Sainte Trinité, au centre, dans un paysage désertique : un superbe Christ crucifié surmonté de la colombe et de Dieu le Père dans une mandorle de chérubins, flanqué de Marie-Madeleine et st Jean-Baptiste. Au pied de Marie-Madeleine sont dépeints, à beaucoup plus petite échelle, Tobie et l’archange Raphaël, saint patron des médecins et apothicaires, en référence à la mission protectrice du couvent. Jean-Baptiste, patron de Florence, d’un geste, nous invite à adorer la Trinité tandis que Marie-Madeleine, patronne du couvent, épuisée, vêtue de sa seule longue chevelure défaite et visiblement marquée par celle de Donatello, se tourne vers elle en adoration. Le pathétisme, les expressions exacerbées des protagonistes sont caractéristiques de l’œuvre de Botticelli de l’époque de Savonarole.

Si la très belle « Vierge à l’enfant » de 1525-27 de Parmigianino n’était pas exposée, une de ses premières œuvres, « le repos pendant la fuite en Egypte » de 1523-24, compensait cette absence, témoignant du talent précoce de l’artiste par la grâce des figures en dépit d’une perspective encore peu maîtrisée et du manque d’interactions entre les protagonistes. Quant à « la mise au tombeau » de Lorenzo Lotto de 1550-55, il s’agit d’une représentation inhabituelle du sujet, comme souvent chez cet artiste dont les œuvres tardives sont en outre imprégnées d’une intense spiritualité. Deux hommes enturbannés portent le Christ vers son tombeau situé à l’extrême droite tandis que sur la gauche, la Vierge s’évanouit dans les bras de ses compagnes vêtues elles à la mode de l’époque.


La Renaissance du Nord est illustrée par une admirable tête de jeune homme du maître du retable de st Barthélémy de 1495-1500, probablement un fragment de retable. Le visage, d’une grande délicatesse avec ses traits et sa chevelure bouclée merveilleusement définis, se détache sur un doux paysage de berges de rivière arborées et rocheuses, de longs roseaux se reflétant dans l’eau. En dépit de certains motifs suggérant un voyage de l’artiste en Italie, tels que les putti de marbre qui s’agitent sur les corniches, de part et d’autre de l’arcade centrale, « la Vierge à l’enfant avec des anges » de Quentin Massys, 1500-1509, de par le rendu magistral des textures –l’ample drapé bleu, bordé d’or, de la Vierge, le marbre des colonnettes, les détails du pavement…-, les cheveux soyeux et finement bouclés de Marie retenus par un bijou, son cadre architectural gothique, relève bien de la tradition nordique. La remarquable tendresse qui émane de la Mère et de l’Enfant en fait une image émouvante destinée à la dévotion privée.

On relève également un « Adam et Eve », sujet récurrent de l’atelier de Cranach l’Ancien de grande qualité (1526) avec ses corps de porcelaine d’une grande douceur, son paysage verdoyant, avec une faune et une flore précisément décrites, au centre duquel se déploie l’arbre de la connaissance, ainsi que plusieurs œuvres remarquables de Pieter Bruegel l’Ancien. « La Fuite en Egypte » de 1563, réalisée pour le cardinal de Granvelle et qui appartint à Rubens, témoigne de la prédominance du paysage sur le sujet biblique du premier plan, un paysage quelque peu dramatique et montagneux, incroyablement détaillé et profond de par la perspective aérienne. Singulièrement peint en grisaille, « le Christ et la femme adultère » de 1565 n’en témoigne pas moins de la dextérité de l’artiste tout en incitant à la contemplation. Sur les marches du temple de Jérusalem, le Christ arrête l’exécution d’une femme condamnée à la lapidation pour adultère et écrit dans la poussière « que celui qui n’a pas péché lui jette la première pierre ». La scène peut être interprétée comme une incitation à la tolérance dans une époque de troubles politiques et religieux dans les Pays-Bas où vivait Bruegel l’Ancien.

Les XVIIe et XVIIIe siècles sont particulièrement représentés par des toiles des écoles française et flamande. On note ainsi un petit « paysage avec vue imaginaire de Tivoli » de 1642 de Claude Lorrain et plus encore deux panneaux représentant une allégorie de la Charité de Jacques Blanchard, 1637, qui dépeint une belle femme aux formes généreuses et sensuelles, rubéniennes, à l’épaule dénudée, étendue près d’une ruine antique et entourée de jeunes enfants grassouillets, dans une palette délicate.


Rubens est de fait très présent dans la collection Courtauld, par des toiles ou esquisses relevant de la peinture d’histoire dont plusieurs études de grande qualité pour un retable de la cathédrale d’Anvers, 1611-13 (Visitation, Descente de croix, Présentation au temple), des paysages et des portraits dont une intéressante copie du Baldassar Castiglione de Raffaello, 1630. Dans une superbe esquisse pour une « mise au tombeau » jamais réalisée, de 1615-16, il s’inspire de celle de Caravaggio (pinacothèque vaticane, 1602-03) dont il reprend la composition générale avec son éventail de personnages endeuillés descendant le corps du Christ dans son tombeau et le caractère dramatique de la lumière. J’ai toutefois particulièrement retenu un sublime paysage nocturne qui appartint à Reynolds, « paysage avec clair de lune », 1635-40, des dernières années du peintre au cours desquelles ce-dernier passait de longues périodes dans sa résidence rurale près d’Anvers et représentant les berges arborées d’une rivière. Rubens y développe une approche plus subjective et poétique de la nature.

J’ai par ailleurs relevé, du meilleur assistant de Rubens, Van Dyck, un superbe « Christ moqué » de 1622-25, esquisse clairement influencée par Titien lequel a à diverses reprises dépeint le Christ de près afin de rendre sa présence plus immédiate. Si l’on devine à peine les soldats derrière le Christ, celui-ci se détache intensément du fond sombre, le visage et la posture résignés, les mains liées devant son torse nu. Plusieurs attributs rappellent combien il est alors tourné en dérision: la couronne d’épines, le roseau placé entre ses mains, la robe dont on l’a revêtu.
Le premier président de la Royal Academy est enfin représenté par une œuvre frappante : « Psyché et Cupidon », 1789, qu’il exposa lors de l’exposition annuelle. Elle représente l’instant où la belle Psyché découvre l’identité du secret amant qui lui rend visite chaque nuit. C’est pour le peintre l’occasion d’un superbe jeu d’ombres et lumières : la belle jeune femme, la poitrine découverte, se penche, accroupie, -un chandelier dans la main droite tandis qu’elle écarte les pans d’un baldaquin aux teintes chaudes et sensuelles, de la main gauche-, sur le dieu endormi, identifiable par des ailes aussi dorées que sa belle chevelure bouclée et son arc, au corps nu encore enfantin.
Parmi les nombreuses oeuvres majeures de la période impressionnistes et post-impressionnistes, j’ai relevé « la Loge « de Renoir, 1874, présentée lors de la première exposition impressionniste la même année à Paris, et qui représente, avec une grande virtuosité, son frère Edmond en compagnie d’un modèle de Montmartre, Nini Lopez, occupés à regarder, l’une la scène, l’autre, le public ; ou encore « Printemps, Chatou », de l’année précédente, incroyable déclinaison de verts frisant l’abstraction, prairie ensoleillée et arborée où se dessine une silhouette masculine (qui n’est pas sans rappeler –quoiqu’elle s’en distingue par sa monochromie- les coquelicots de Monet de la même année).

Plus encore que l’esquisse du « Déjeuner sur l’herbe » (1863), c’est par « un Bar aux Folies-Bergère », 1881-82, que se distingue Manet parmi les toiles de la collection (une œuvre présentée au Salon de 1882). En rupture avec la tradition et les règles de la perspective, l’artiste reflète le dos de la serveuse pourtant dépeinte frontalement, les mains posées sur le comptoir, et qui, en dépit de son air énigmatique, semble échanger avec un client, sur le côté. L’essentiel de la scène est également un reflet dans le miroir du bar, derrière la serveuse, l’artiste perturbant sciemment les différents plans dépeints tout en établissant des correspondances chromatiques entre ces plans, dans une palette sobre dominée par de profonds noirs -dont la superbe veste en velours bordée de dentelle de la jeune femme- contrastant avec des blancs froids et durs tels que les globes de lumière qui se reflètent ça et là. Une nature morte d’une incroyable qualité, du fait notamment du traitement différencié du verre – verres teints des bouteilles, verre flirtant avec la transparence d’un petit vase, verre plus travaillé, alternant transparences et opacités, d’une coupe d’oranges-, est brossée au premier plan.


De Monet, j’ai particulièrement apprécié un superbe « bouquet de mauves » de 1881-82, dont le décentrement et le point de vue inhabituel créent un sentiment d’étrangeté, comme si la table et les fleurs s’inclinaient vers l’avant et que les formes se dissolvaient. Une très belle vue d’ « Antibes », 1888, rappelle le voyage du peintre dans le Sud de la France cette année-là et son inquiétude quant à sa capacité à rendre les couleurs intenses et l’atmosphère méditerranéennes. Il use de couleurs scintillantes pour traduire la lumière méridionale, contrastant des oranges et des roses avec les violents verts et bleus d’un pin courbé par le vent et de la mer à l’arrière-plan.


Si le chef-d’œuvre de Van-Gogh, au sein de cette collection, est assurément son « autoportrait avec l’oreille bandée » de 1889 -réalisé une semaine après avoir quitté l’hôpital après s’être tranché l’oreille-, symbole tout à la fois du talent de l’artiste et de son désir de continuer à peindre en dépit de ses troubles, j’ai également noté un remarquable paysage de 1889, « la Crau avec des pêchers en fleurs ». Van Gogh y dépeint des motifs fréquents dans les estampes japonaises comme s’il projetait sur la Provence une image idéalisée du Japon, usant de touches très variées. Il écrit d’ailleurs à Théo que les arbres en fleurs et les montagnes enneigées au loin lui rappellent les cerisiers et le Mont Fuji des estampes japonaises qu’il admire.
La Courtauld Gallery comprend un très belle ensemble de Cézanne tels que « l’homme à la pipe » et « les joueurs de cartes » 1892-96, « Pot de fleurs et fruit », 1888-90, qui permet à l’artiste, par la pauvreté du sujet, de se concentrer sur le jeu formel, la rondeur sculpturale des fruits contrastant avec la platitude des feuilles, dans un espace pictural ambigu comme l’est celui de « nature morte avec un Cupidon en plâtre » réalisé en 1894, où l’artiste se libère totalement des conventions de perception et de représentation. « Lac d’Annecy », 1896, a été peint à l’occasion de vacances dans les Alpes quoique l’artiste juge le paysage trop charmant, trop pittoresque, loin des paysages accidentés de sa Provence natale. Le résultat n’en est pas moins des plus audacieux, pensé en termes de formes et de couleurs, Cézanne contrastant les jeux d’ombres et de lumières avec les parties colorées des montagnes tandis que le lac apparaît comme un espace coloré dense, calme et impénétrable.


Plus encore que la toile dépeignant l’arrivée de Jane Avril au Moulin Rouge, 1892, de Toulouse-Lautrec, dont le format étroit accentue le long visage et la silhouette décharnée, ou qu’un remarquable « Don Quichotte et Sancho Panza », 1870, de Daumier, où la monture décharnée et l’âne dodu redondent moqueusement le duo incongru entre le fier chevalier et son compagnon, j’ai retenu de Degas une très belle « étude de femme à l’ombrelle », 1870-72, réalisée au fusain et à l’huile, où l’intérêt premier de l’artiste se porte sur le jeu des ombres et des lumières sur le corps de la femme.
Si le XXe siècle est beaucoup moins présent, le musée n’en conserve pas moins un vaste triptyque de Kokoschka sur le mythe de Prométhée, 1950, en dialogue avec des photographies contemporaines du peintre au travail de Lee Miller, une étonnante vue de l’intérieur de la cathédrale de Coventry après son bombardement en 1940, par John Piper, une intervention de Cecily Brown dans le bel escalier en spirale conçu par Chambers comme une ascension vers la lumière et surtout un superbe « nu » de Modigliani, 1916, tout à la fois grâcieux et provoquant du fait de la sensualité exacerbée de la jeune femme par l’érubescence de ses joues, le traitement cru des mèches de cheveux, la représentation des poils pubiens… Un artiste bientôt censuré pour indécence…



