S’il vécut jusqu’en 1944 et côtoya les avant-gardes du début du XXe siècle, c’est l’Edvard Munch des années 1890 qui m’a toujours paru le plus bouleversant. Le Munch des premières versions du « Cri », de « Vampire », de « Madonna », du « Baiser ». Le Munch violemment expressionniste, contemporain d’un Van Gogh avec lequel il partage cette outrance des couleurs et des formes pour exprimer un tourment intérieur : anxiété, solitude, jalousie, relations torturées à l’Autre et à la Mort. Confinement oblige, je porterai mon attention ce soir à la déclinaison du thème de la solitude par le peintre norvégien.
Désespoir, Soir, Mélancolie…les variations abondent dans l’œuvre du peintre mais le sujet demeure, un homme seul, les yeux baissés ou le regard perdu dans ses pensées, recroquevillé sur lui-même, parfois la tête appuyée sur la main, le bras replié, attitude traditionnelle de la Mélancolie depuis Dürer (Melancolia I, 1514), qui, s’il ne fut certes pas le premier à user de cette posture où l’homme semble se protéger du monde extérieur, en exprima la quintessence avec maestria. Dans quelques versions du thème, il s’agit d’une femme, tout aussi solitaire et recroquevillée sur elle-même, vêtue de rouge dans la version de 1906-07 de Mélancolie, symbole de souffrance introvertie, ou encore d’un homme dont on devine les tortures intérieures, qu’il rêve d’une sirène ou qu’un couple objet de sa jalousie se promène au loin.
Dans les œuvres intitulées « Mélancolie », l’homme est seul, au bord du rivage, dans une prostration dépressive bien connue de Munch. Dans « Mélancolie », 1891, une certaine influence du cloisonnisme de Gauguin transparaît dans la densité des formes délimitées par des contours nets, le symbolisme des couleurs. Au 1er plan, tout près du bord de la toile, un homme est plongé dans ses sombres pensées, la tête sur la main, tandis qu’un couple se dessine au fond, sur un embarcadère -reflet de ses pensées-. Les lignes ondulantes du paysage expriment le vide et la désolation. Dans « Melancholy III », l’homme est probablement Jappe Nielsen, critique d’art danois, au sortir d’une liaison douloureuse avec Oda Larsson, l’épouse du peintre Christian Krohg, ami de l’artiste, histoire tourmentée à laquelle Munch mêle ses propres souvenirs. Dans « les Solitaires », 1892 (oeuvre détruite), un homme et une femme se tiennent debout, nous tournant le dos, face à la mer, dans une tradition mystique de la nature à la Friedrich. Les deux personnages ne forment toutefois pas un couple : une distance les sépare tandis que l’homme est derrière elle et semble vouloir s’en approcher, distance que renforce le contraste des vêtements, d’une clarté lumineuse pour la femme, sombres, pour l’homme. Deux verticales tranchant avec les courbes du rivage.
Edvard Munch, despair, 1892 Edvard Munch, le Cri
Dans « Désespoir », comme dans « le Cri » de 1893, le cadre diffère quelque peu, les pensées torturées de l’homme au 1er plan semblent se refléter dans la nature, la crise de jalousie furieuse éclate et s’extériorise. C’est d’ailleurs en marge d’un dessin préparatoire à la toile « Désespoir » et non au « Cri » qu’il raconte la genèse de son chef-d’œuvre :
Un soir je marchais sur un sentier montagneux aux alentours de Kristiania […]. C’était à une époque où mon âme était écorchée par la vie – le soleil se couchait- venait de descendre sous l’horizon. C’est alors qu’une épée fulgurante et sanglante déchira la voûte du ciel. L’air devint comme du sang -strié de flammes. Les collines tournèrent au bleu profond. Le fjord devint bleu acier – le rouge sanglant et strident sur le chemin de la rampe. |…] J’ai ressenti comme un grand cri – j’ai vraiment entendu un grand cri. Les lignes de la nature étaient entrecoupées de couleurs -lignes et couleurs vibraient dans un mouvement- non seulement mes yeux saisissaient ces vibrations de lumières mais aussi mes oreilles- j’ai alors vraiment entendu un cri. C’est alors que j’ai peint « Le Cri ».
Edvard Munch, « Ecrits », Les presses du réel, 2011
Dans les deux toiles, la scène se situe sur un pont aux alentours de Kristiana, avec la ville et le fjord en contrebas, sous un ciel « empourpré de sang ». Près de la rambarde, un homme, seul, nous fait face en hurlant, -dans une position spatiale majeure, dans « le Cri »-, se replie sur lui-même ou nous tourne le dos, regardant le paysage au-delà, dans « Désespoir ». Dans la 1r version de « Désespoir », 1892, construite sur une diagonale comme « le Cri », un personnage au 1er plan, avec un chapeau mou, se penche sur une barrière. C’est probablement un autoportrait. L’artiste développera le thème en accentuant la charge émotionnelle, prolongeant notamment les nuages rouge sang et en plaçant l’homme dans une perspective raccourcie.