Pionnier de l’art-vidéo, explorateur des technologies de l’image les plus avancées, artiste quelque peu inclassable, Bill Viola s’inscrit néanmoins dans une histoire, une histoire de la peinture comme de récentes expositions le confrontant notamment à l’œuvre de Michelangelo l’ont montré. Dans certaines installations, Viola s’inspire directement de certaines toiles, non pour les citer ou les réinterpréter mais comme point de départ, source d’inspiration en terme de composition, de thème, de format, de frontalité…, l’essentiel pour l’artiste étant de parvenir à représenter l’insaisissable. “Viola has been using the newest technology to stir the oldest of emotions”, observe la critique d’art Laura Cumming.
Le travail de Viola sonde les questions les plus profondes de l’existence : mortalité, naissance et résurrection, infini, abîme, transcendance, présence et absence, visible et invisible, écoulement du temps…entrant en résonance avec les angoisses les plus vives de l’Homme dans des œuvres qui recréent des expériences extrêmes (rêve, noyade, naissance, mort…) –voies selon l’artiste de connaissance-, qui proposent de puissantes visions admirablement servies par une remarquable maîtrise technique permettant à Viola de jouer sur les durées et les ruptures, d’abstraire le réel par le jeu des éléments, de jouer avec la lumière etc., et qui stimulent l’affect du spectateur à rebours d’une tendance de l’art contemporain refusant toute séduction formelle. Cette dimension spirituelle dans son œuvre, cette interrogation sur la mort comme fin ou passage vers un autre état, sur la relation entre le corps et l’âme, poursuit Viola depuis qu’il a failli, à l’âge de 6 ans, se noyer. Il vécut alors une expérience physique et sensible très forte d’immersion et en conserva le souvenir d’une certaine plénitude, une prégnance du motif de l’eau, symbole à la fois de vie et de mort, espace de transition.
De fait, l’eau, et plus généralement les quatre éléments sont essentiels dans son œuvre, éléments au fondement de la connaissance pour les Grecs anciens et dont les potentialités physiques l’intéressent, “their destructive aspects… their cathartic, purifying, transformative, and regenerative capacities”, par-delà une possibilité de manifester le divin dans le matériel. Dans « Ascension », 2000, 10 mn, un homme entre dans l’eau, les bras en croix, puis il ralentit et son corps suspendu remonte puis disparaît, éclairé par une lumière latérale, bleue dont la densité n’est pas sans rappeler celle des toiles de Caravaggio. Une ascension qui ressemble tout de même fort à une noyade…
Viola travaille parfois par cycles, comme dans le remarquable Tristan’s project, série de cinq vidéos inspirées par la scénographie conçue par l’artiste pour l’opéra de Wagner « Tristan und Isolde » mis en scène par Peter Sellars avec l’orchestre philharmonique de Los Angeles. On pouvait contempler deux superbes pièces de cette série au Grand Palais en 2014, « Tristan’s Ascension », 2005, 10 mn et « Fire woman », 2005. L’eau et le feu, la création, la naissance, et la destruction, la noyade, l’incendie. Dans “Tristan’s Ascension, projetée sur un écran de près de 6 mètres de haut et totalement pensée sur la verticalité, on voit le corps d’un homme étendu sur un bloc de pierre, vêtu de blanc comme d’un linceul. Des gouttes d’eau commencent à tomber, légèrement puis de plus en plus denses et bruyantes, le submergeant…Le corps inerte est peu à peu ranimé par cette chute d’eau, soulevé et emporté vers le haut, dans la lumière, dans une trombe d’eau, comme un saint en extase dans la peinture du 17e. L’eau s’apaise ensuite et ne demeure qu’un espace vide et noir. Il s’agit pour l’artiste de l’ascension de l’âme après la mort. Une œuvre sublime, d’une incroyable beauté et puissance esthétique sur l’apparition et la disparition des êtres. Dans « Fire Woman » (2005), qui évoque la mort de Tristan dans l’opéra de Wagner, une silhouette de femme se détache devant un mur de flammes à l’arrière-plan…puis l’image bascule et un plan d’eau apparaît au 1r plan, la femme plonge, l’eau gagne le feu peu à peu, puis l’ombre envahit l’eau… laissant place à un image aux qualités picturales remarquables. Selon Viola,
Fire woman est une image qui apparait dans l’oeil intérieur d’un homme sur le point de mourir. Quand les flammes de la passion et de la fièvre s’engouffrent finalement dans l’oeil intérieur et que l’homme est aveuglé par la prise de conscience qu’il ne rencontrera jamais plus le corps du désir, la surface réfléchissante se brise et s’effondre pour retrouver sa forme essentielle, celle d’un motif d’ondes et de lumière pure.
Les corps immobiles, calmes ou du moins apaisés face aux déchaînements des éléments, sont particulièrement puissants dans leur présence puis leur effacement. La vidéo est par ailleurs un art de la durée et bien entendu, le temps et sa perception est au cœur de toute œuvre de Viola. A ses débuts, encore marqué par l’enseignement de Nam June Paik dont il fut l’assistant, Viola s’attache à travailler contre l’usage médiatique de l’image animée, particulièrement télévisuelle. Puis il explore toutes les possibilités du médium : effet de ralenti, de suspension, de boucle, de décomposition, de superposition ou production de tableaux hypnotiques, d’une redoutable précision figurative (cf « Tristan’s Ascension », 2005), par le recours à des caméras haute vitesse ; lenteur d’un corps en progression filmé par un objectif 800 mm qui écrase tellement les plans et la profondeur que l’on ne sait plus si le corps avance ou recule, comme dans « walking on the edge », 2012, 12 mn. Dans cette dernière œuvre, l’artiste évoque le temps à l’échelle de la vie. Deux hommes (un père et son fils) marchent dans le lointain, éloignés l’un de l’autre, chacun à l’une des deux extrémités de l’image, séparés par le vide immense d’un paysage désertique. Ils marchent lentement, on se demande parfois s’ils progressent mais ils se rapprochent peu à peu du premier plan puis l’un de l’autre. Ils se croisent, l’un passe devant l’autre et ils s’éloignent à nouveau…« Walking the edge » était présentée face à « the encounter » dans l’exposition du Grand Palais, autre œuvre silencieuse dans laquelle deux femmes approchent lentement à l’horizon, de part et d’autre d’un paysage désertique quasi hallucinatoire, en avançant vers le premier plan, elles se rapprochent doucement l’une de l’autre, se font face, se saisissent les mains puis s’éloignent à nouveau. Expérience physique et intérieure du temps. Le temps, le temps plus que la mort, un temps parfois lent et ralenti que l’on ressent profondément.