De la nécessité de l’Art – 15e jour – Soulages

Pierre Soulages_galerie Karsten Grève, Paris, 2 décembre 2015

Mes peintures n’ont rien à voir avec le monochrome. Depuis 1979, […] mon instrument n’est pas le noir mais la lumière réfléchie par le noir ». « Le noir est antérieur à la lumière. Avant la lumière, le monde et les choses étaient dans la plus totale obscurité. Avec la lumière sont nées les couleurs. Le noir leur est antérieur. Antérieur aussi pour chacun de nous, avant de naître, « avant d’avoir vu le jour ». Ces notions d’origine sont profondément enfouies en nous. Est-ce pour ces raisons que le noir nous atteint si puissamment ? Il y a trois cent vingt siècles dès les origines connues de la peinture, et pendant des milliers d’années, des hommes allaient sous terre, dans le noir absolu des grottes, pour peindre et peindre avec du noir. Couleur fondamentale, le noir est aussi une couleur d’origine de la peinture. […] Le mot qui désigne une couleur ne rend pas compte de ce qu’elle est réellement. Il laisse ignorer l’éclat ou la matité, la transparence ou l’opacité, l’état de surface, lisse, strié, rugueux…[…] J’aime l’autorité du noir, sa gravité, son évidence, sa radicalité. Son puissant pouvoir de contraste donne une présence intense à toutes les couleurs et lorsqu’il illumine les plus obscures, il leur confère une grandeur sombre. Le noir a des possibilités insoupçonnées et, attentif à ce que j’ignore, je vais à leur rencontre. […] Un jour je peignais, le noir avait envahi toute la surface de la toile, sans formes, sans contrastes, sans transparences. Dans cet extrême j’ai vu en quelque sorte la négation du noir. Les différences de textures réfléchissaient plus ou moins faiblement la lumière et du sombre émanait une clarté, une lumière picturale dont le pouvoir émotionnel particulier animait mon désir de peindre. J’aime que cette couleur violente incite à l’intériorisation. Mon instrument n’était plus le noir mais cette lumière secrète venue du noir. D’autant plus intense dans ses effets qu’elle émane de la plus grande absence de lumière. »

Pierre Soulages, écrits et propos, Hermann
Pierre Soulages, peinture 17 janvier 2009_galerie Karsten Greve, Paris, octobre 2018

Le noir est au départ pour l’artiste -ce qu’il retient d’un lavis de Rembrandt- le moyen d’illuminer la couleur par contraste, voire même de donner l’impression, qu’elle émane de la toile. Un contraste actif. Puis, à partir de la fin des années 1970, il s’intéresse aux différentes textures du noir et à leurs réactions à la lumière, leur devenir lumière. Le noir peut provenir également d’un excès de lumière, si l’on songe au contre-jour, la « couleur de lumière » d’un Matisse. Pour faire naître la lumière, le peintre inscrit des sillons dans la matière noire, sillons qui créent des reflets. Il peint alors avec la lumière réfléchie par les états de surface du noir et en obtient tout une gamme de gris, du clair au sombre, née de la perception simultanée du noir et de la lumière. Une profonde intelligence de la couleur en termes de différences de matières, pour reprendre certaines réflexions d’Isabelle Ewig dans le catalogue de la rétrospective au Centre Pompidou, 2009-10. Le tableau n’a plus rien de la fenêtre albertienne, certes, mais s’ouvre néanmoins sur un espace, celui du spectateur, ce que renforce l’artiste en renonçant à tout cadre, toute barrière entre l’œuvre et le spectateur.

Facebookrss
Facebookmail