De la nécessité de l’Art – 17e jour – l’Amour

Viens sur mon coeur, âme cruelle et sourde,

Tigre adoré, monstre aux airs indolents ;

Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants

Dans l’épaisseur de ta crinière lourde ;

Dans tes jupons remplis de ton parfum

Ensevelir ma tête endolorie,

Et respirer, comme une fleur flétrie,

Le doux relent de mon amour défunt.

Je veux dormir ! dormir plutôt que vivre !

Dans un sommeil aussi doux que la mort,J’étalerai mes baisers sans remord

Sur ton beau corps poli comme le cuivre.

Pour engloutir mes sanglots apaisés

Rien ne me vaut l’abîme de ta couche ;

L’oubli puissant habite sur ta bouche,

Et le Léthé coule dans tes baisers.

A mon destin, désormais mon délice,

J’obéirai comme un prédestiné ;

Martyr docile, innocent condamné,

Dont la ferveur attise le supplice,

Je sucerai, pour noyer ma rancoeur,

Le népenthès et la bonne ciguë

Aux bouts charmants de cette gorge aiguë

Qui n’a jamais emprisonné de coeur.

Charles Baudelaire, le Léthé, les fleurs du mal, Flammarion, 1991

Un peu de rêves et de douceur en ces temps d’isolement contraint…Singulièrement, le thème de l’amour, l’amour tendre, sensuel et charnel, est relativement peu présent dans l’histoire de l’art occidental. Ce qui domine, c’est la souffrance incarnée au premier chef par la Passion du Christ, l’amour maternel à travers la thématique de la Vierge à l’enfant, la violence ou la méditation dans les représentations des martyrs et des saints mais aussi dans nombre de couples mythologiques inspirés d’Ovide, Homère et autres poètes antiques (Vénus et Adonis, Jupiter et Danaë, le rapt de Proserpine etc.).

Tracey Emin, je te voulais tellement mais c’était dans ma tête, 2018_Orsay, juin 2019

La représentation de l’amour demeure longtemps indirecte, -reflet de mœurs corsetés par l’Eglise- : le plaisir né de la contemplation de nus peints de toute beauté, l’allégorie, la sensualité d’un visage et d’un corps féminins sous le pinceau d’un Raphaël…même si quelques artistes ont laissé des œuvres, souvent secrètes, beaucoup plus crues, si l’on songe aux Modi d’un Giulio Romano. Un tournant s’opère probablement au XVIIIe siècle, siècle du libertinage et d’un début de déchristianisation qui ne fera que croître par la suite, quelles que soient les résurgences d’ultramontanisme et de jésuitisme au XIXe siècle, et l’on commence à dépeindre des amants sans nécessairement recourir à la mythologie gréco-romaine, à tenter de représenter le sentiment amoureux. Peut-être ce relatif effacement d’un thème primordial de l’Humanité est-il dû au mystère d’un sentiment qui ne peut se réduire ni au plaisir charnel, ni à une forme d’instinct de survie de l’espèce dans la reproduction….

Bernini, extase de ste Thérèse_Chiesa santa Maria della Vittoria, Roma, août 2020

Un sentiment multiforme, de la passion volontiers obsessionnelle sinon destructrice mais également des plus créatrices, investissant l’être d’une énergie, d’une force de vie, d’un sentiment de plénitude totalement incomparables, à un amour peut-être plus posé voire durable, plus réfléchi -si l’amour peut l’être-. Un sentiment quoiqu’il en soit tout à la fois mental et physique, pouvant entraîner un bouleversement physiologique remarquable et irrépressible :

Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;

Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;

Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;

Je sentis tout mon corps et transir et brûler.

Racine, Phèdre, I.
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