Pendant des siècles, l’art est étroitement dépendant du texte : Ancien et Nouveau Testaments, métamorphoses d’Ovide, Iliade et Odyssée d’Homère, Enéide de Virgile…C’est le thème de « l’ut pictura poesis » (la poésie comme la peinture d’après Horace), inversé à la Renaissance afin de légitimer la peinture comme art libéral, noble, intellectuel, à l’égal de la poésie. Cela n’empêche certes pas les artistes de manifester pleinement leur talent et leur inventivité, la contrainte du respect du texte en arrière-plan de leur représentation pouvant même les rendre encore plus créatifs, mais le sujet dépeint demeure essentiel, particulièrement en terme de peinture religieuse ou d’histoire, où les commandes ont souvent des enjeux spirituels et politiques (reconquête des esprits par l’image dans un contexte de conflits religieux aux XVIe-XVIIe siècles, glorification des Médicis au plafond du salon des Cinq Cents, glorification de Louis XIV à travers ses victoires militaires et diplomatiques à la voûte de la galerie des glaces…).
Le XXe siècle bouleverse la donne, annoncé par les avant-gardes de la fin du XIXe siècle qui se préoccupent tout autant de coloris, de formes, de lumière, de perception et de composition que du sujet de la représentation. Avec le cubisme puis l’abstraction géométrique et plus tard l’expressionnisme abstrait, l’art cinétique, l’art minimal, le Land Art etc., la figuration, longtemps essentielle, n’est plus qu’une possibilité de la peinture parmi d’autres comme mode d’expression de l’artiste. La confrontation à la matière, à la lumière, au support, à l’espace alentours et la réception d’un regardeur, le processus de création, sont tout aussi essentiels sinon, parfois, suffisants.
C’est dans ce siècle que s’inscrit l’œuvre et le parcours singuliers du peinture et graveur bolonais Giorgio Morandi. Certes, le sujet est présent chez ce peintre de natures mortes et de paysages, quelle que soit l’évolution sensible de son art vers une abstraction formelle croissante. Toutefois, la reprise perpétuelle d’objets du quotidien (bouteilles, vases, boîtes, pots) dépouillés de toute identité et réduits à des formes substantielles dans des compositions de plus en plus épurées nous indique que là n’est pas l’essentiel. Une nature morte de Morandi surprend et fascine d’emblée par l’intensité, la beauté, l’atemporalité qu’elle recèle –les objets semblant hors du temps, hors de tout lieu identifiable-, le désir de concentration qu’elle suscite.
Certains peuvent voyager à travers le monde et ne rien voir. Pour parvenir à sa compréhension, il est nécessaire de ne pas trop en voir, mais de bien regarder ce que l’on voit.
Tout l’œuvre de Morandi semble une recherche incessante de l’essence et de la pureté des formes. Après quelques expérimentations liées aux avant-gardes : une brève période métaphysique suite à la découverte des œuvres de Giorgio de Chirico qui l’intéressent bien davantage pour leur caractère énigmatique et intemporel que pour leur symbolisme, quelques toiles marquées par l’influence de Cézanne dont il retient le travail des volumes plus encore que celui de l’espace etc. il s’engage, dès les années 1920, dans une démarche totalement personnelle et caractérisée, au fil des décennies, par une tendance à l’abstraction. Les objets se font de moins en moins consistants, disposés dans une vision frontale ou distribués avec équilibre en un rythme mesuré. Leur nombre tend également à se réduire, les objets représentés comptant moins que leurs formes –parfois sciemment imprécises- et leurs volumes en fonction des dimensions et des couleurs, des variations de la lumière et des ombres portées.
En dépit de la simplicité apparente de ses œuvres, les toiles de Morandi sont profondément étudiées. L’artiste contrôle chaque aspect de son art, tendant ses toiles, fabriquant sa peinture -une peinture aux teintes subtiles et pâles dans la tradition des fresquistes de la Renaissance-, positionnant les objets sur des tables ou étagères spécifiquement créées pour la peinture et recouvertes de feuille de papier où l’artiste marquait la position des objets voire leurs ombres, modifiant l’ouverture des volets de sa fenêtre afin de varier les ombres et lumières, relevant même sa propre position devant le chevalet et peignant parfois certains objets ou les emplissant de peinture pour leur retirer tout reflet. Sa peinture, œuvre de silence et de méditation, se tient au bord de l’abstraction, exprimant le passage du temps voire même une forme de suspension du temps.