De la nécessité de l’Art – 20e jour – Reni

De Retour à Bologne…

Guido Reni, le massacre des Innocents, 1611_Kunsthistorischesmuseum, Vienne, décembre 2019

Che fai, GUIDO, che fai ? La man, che forme angeliche dipigne,

Tratta hor’opre sanguigne ? Non vedi tu, che mentre il sanguinoso

Stuol de’fanciulli ravivando vai, Nova morte gli dai ? Oh nela crudeltate anco pietoso Fabro gentile, ben sai

Ch’ancor Tragico caso è caro oggetto, E che spesso l’horror va col diletto.

Marino, 1619

La récente exposition Caravaggio Bernini, présentée au Kunshistorisches Museum, fut l’occasion de contempler enfin, par-delà quelques chefs-d’œuvre des deux artistes, une toile époustouflante de Guido Reni : « le massacre des Innocents », commandée pour la chapelle de la famille Bero en l’Eglise san Domenico de Bologne, peinte en 1611. Elle représente un épisode brièvement évoqué dans l’Evangile de st Matthieu. Dans l’intéressant parcours thématique proposé à Vienne, la toile participait de la section « orrore e terribilità », concept défini comme la terreur inspirée par les ténèbres et magistralement exprimé par le chiaroscuro caravagesque, le contraste brutal entre une figure d’une grande beauté et la laideur d’une tête coupée, dans la merveilleuse « Judith et Holopherne » de Caravaggio (Palazzo Barberini, vers 1600) –l’horreur pouvant être paradoxalement source de plaisir-, ou encore le choix d’un instant, d’un geste, d’une intensité, d’une tension maximales comme dans l’œuvre de Reni.

De fait, l’artiste place au centre de sa composition un poignard suspendu au-dessus de ses victimes, prêt à frapper, suscitant de vives réactions et émotions de la part du regardeur, dans la logique de l’art de la « Contre-Réforme ». Si la terribilità, capacité à provoquer terreur et admiration n’est certes pas propre à Caravaggio et caractérisa également le style de Michelangelo, elle remonte à la rhétorique d’un Cicéron pour qui la capacité d’émouvoir est la plus grande qualité de l’orateur, à la poétique d’Aristote pour qui la tragédie doit inspirer peur et pitié pour aboutir à une forme de catharsis. Guido Reni, qui après avoir été influencé par le caravagisme, le tempère et incarne le classicisme bolonais dans la tradition d’un Raphaël -grâce et harmonie d’ensemble-, s’inspire de l’œuvre du maître (1509) connue par la gravure de Marcantonio Raimondi. Il en reprend le motif de l’homme saisissant une femme par les cheveux tandis que l’une des femmes s’inspire des célèbres Niobides antiques et que l’on relève le caractère sculptural des figures.

En dépit de ces influences, sa toile est une virtuose démonstration de son talent : l’artiste détaille chaque figure conformément au principe de la varietas que l’on retrouve admirablement dans le massacre de Nicolas Poussin (Chantilly) ou « l’enlèvement des Sabines » (Louvre, 1634-35), varietas des mouvements, des coloris, oppositions d’une grande puissance formelle et émotionnelle entre le regroupement équilibré des figures sur les côtés de la composition, et le vide central, le mouvement des hommes d’Hérode et l’immobilité des cadavres et des femmes endeuillées etc. Le massacre s’incarne en trois groupes : deux femmes sur la droite fuyant avec leurs enfants, un homme, les muscles tendus dans l’action, poursuit une femme qui crie et fuie sur la gauche, saisie par les cheveux par son assaillant qui de l’autre bras, dresse son poignard, un autre homme, en posture inverse, se penche armé lui aussi d’un poignard vers le triangle des mères agenouillées au sol, au 1er plan, tentant de retenir son geste et de protéger leurs enfants ou pleurant déjà leurs morts. Au ciel, deux angelots portent les palmes du martyre.

Poussin, massacre des Innocents_Chantilly, juillet 2020

« Le Massacre des Innocents » de Poussin, réalisé pour un collectionneur dans les années 1620, peut-être en dessus-de-porte –ce qui expliquerait la perspective singulière retenue par l’artiste-, est très différent. Encore marqué par des influences vénitiennes et une brutalité caravagesque, Poussin resserre la scène sur quelques figures tragiques (jet de sang de l’enfant, cri de la femme). Comme Reni, il choisit quelques éléments du poème de Marino (un homme piétine un enfant et tire la mère par les cheveux), relit l’antique, et particulièrement les Niobides, et en fait une composition cohérente. La beauté de Poussin est toutefois beaucoup moins séduisante, plus pathétique. En dépit de l’horreur de la scène, magistralement exprimée par le poignard menaçant au centre de la composition de Reni, les cadavres du 1er plan, l’œuvre est en effet de toute beauté : beauté des mères qui s’efforcent de protéger leur progéniture du massacre, équilibre des masses, répartition soignée des protagonistes (huit adultes et huit bambins), usage harmonieux des couleurs et de la lumière. Le drame est comme suspendu, la violence évoquée seulement par les cadavres et les hurlements. Le choix d’un format vertical, inhabituel pour le thème, et la division en deux, par le vide central et le poignard, de la composition, découlent du souhait de Reni de parvenir à un équilibre malgré les mouvements centrifuges et centripètes à l’œuvre. Un chef-d’œuvre.

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