De la nécessité de l’Art -22e jour – Rothko

Mark Rothko, blue and gray 1962_Abstraction américaine, Orangerie, avril 2018

Vous êtes un peintre abstrait pour moi », dis-je. « Vous êtes un maître des harmonies de couleur et des relations à une échelle monumentale. Pouvez-vous le nier ? »« Je le nie. Je ne m’intéresse pas aux relations de couleur ou de forme ou de quoi que ce soit d’autre. »« Alors qu’exprimez-vous donc ? »« Je ne m’intéresse qu’à l’expression des émotions humaines fondamentales – tragédie, extase, mort…

Notes d’une conversation avec Rothko, 1956, par Selden Rodman

Après une période encore figurative et des influences surréalistes dans les années 1930-1940 –influences prégnantes sur la peinture américaine contemporaine, alors que nombre de surréalistes ont émigré pendant la 2e guerre (Breton, Masson, Ernst, Tanguy…) et qui participeront du basculement du marché de l’art de l’Europe aux Etats-Unis-, Mark Rothko abandonne la figure, qu’il se sent incapable de peindre, et opte pour le grand format dans les années 1947-49. Ce-dernier ne vise pas l’apparat selon l’artiste, mais à provoquer des sensations, des émotions, évoquer le drame humain autrement que par la figuration. S’il considère qu’il n’est pas un coloriste, la couleur n’en est pas moins son unique moyen d’expression. Les couleurs chaudes prédominent alors (orange, violet, jaune) et l’artiste intègre la peinture dans l’espace, peignant même les côtés de la toile. Dès le début de la décennie suivante, les compositions s’épurent, l’artiste applique la couleur –plus douce, plus pâle (jaune pâle, vert clair…) en fins glacis, gagnant en luminosité.

Mark Rothko_Centre Pompidou, Musée d’art moderne, février 2016

A partir de 1957, les couleurs s’assombrissent (noir, bleu, orange, pourpre…), denses, violentes, exprimant un sentiment de mortalité sinon d’infini (même si l’artiste n’impose pas d’interprétation) : « l’art recèle toujours des évocations de la condition de mortel », déclare Rothko, tandis que le format vertical s’impose de plus en plus.

La recette d’un travail artistique — ses ingrédients — le savoir-faire — sa formule.

1. Il doit y avoir une préoccupation de mort évidente – pressentiments quant au fait d’être mortel… L’art tragique, l’art romantique etc., traitent de la connaissance de la mort.

2. Sensualité. Notre fondement pour être concrets quant au monde. C’est une relation de plaisir aux choses qui existent.

3. Tension. Que ce soit un conflit ou un désir courbe.

4. Ironie. Voici un ingrédient moderne – l’effacement et l’examen de soi grâce auxquels un homme peut un instant poursuivre autre chose.

5. L’esprit et le jeu… pour l’élément humain… pour l’élément humain.

6. L’éphémère et la chance… pour l’élément humain.

7. L’espoir. 10% pour rendre le concept tragique plus supportable.

Dans ce texte d’une conférence au Pratt Institute en 1958, Rothko semble fonder entièrement sa pratique sur des qualités morales mais dans les années 1930, il l’exprimait davantage par un jeu d’oppositions : surfaces absorbantes / non-absorbantes, glacis/couleurs mates, touches fondues/cernes, décoratif/austère, plénitude sensuelle/acidité, contour net/flou estompé, peinture tonale/atonale. On peut y ajouter clarté/obscurité, transparence/opacité, lisse/touche apparente, chaleur/froideur, ouverture/enfermement. Ces oppositions témoignent d’une grande étendue d’effets de couleur dans son art, tandis que formellement, il s’agit principalement d’un empilement de deux ou trois formes rectangulaires et des relations entre ces formes sur une ample toile verticale, sans que celles-ci n’atteignent les bordures du tableau. Par ailleurs, Rothko obtient une profondeur de tons inédite –une « lumière intérieure »- par la superposition de couches de pigment, tandis qu’il use du contraste de différentes couleurs pour faire naître une dynamique, une forme d’immatérialité et de monumentalité.

Mark Rothko, n°46 black ochre red over red, 1957

Dans une toile telle que n°46 (Noir, ocre, rouge sur rouge), 1957, du musée d’art contemporain de Los Angeles, une bande claire est placée au milieu, juste au dessous du regard du spectateur, alors qu’une bande sombre, dans la partie inférieure, ancre l’image et qu’une bande rouge, dans la partie supérieure, perturbe cette sensation de stabilité et nous place entre équilibre et indétermination comme nombre de toiles de Rothko. L’artiste pousse à sa limite la peinture de chevalet, souhaitant pénétrer l’espace du spectateur, l’envelopper par « l’espace physique » de la peinture. Lecteur attentif de Nietzsche, Rothko atteint dans ses peintures sombres, une forme de tragique : tandis que ses toiles antérieures, plus lumineuses, semblaient rayonner, les toiles à dominante de brun, rouge sombre…sont concentrées et méditatives, comme une suite de pauses et de silences. Tragique qu’il dépassera dans les peintures noires de la dernière année au profit d’une forme de posttragique et de prémythe, pour reprendre les termes de Barbara Novak et Brian O’Doherty (« les peintures sombres de Rothko, le tragique et le néant », dans Rothko, catalogue du musée d’art moderne de la ville de Paris, 1999).

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