De la nécessité de l’Art – 23e jour – Anselm Kieffer

Anselm Kiefer_musée Rodin, 5 août 2017

En mars 2017, à l’occasion du centenaire de la mort d’Auguste Rodin, Anselm Kiefer était invité par le musée Rodin à lui rendre hommage. Le dialogue entre les deux artistes, engagé en 2013 autour de l’ouvrage « les cathédrales de France », de Rodin, fut notamment l’occasion de réaliser une série de vastes toiles intitulées « les cathédrales de France » et réalisées en 2016. On connaît l’intérêt de Kiefer pour le livre. C’était le sujet de l’exposition que la Bibliothèque nationale de France consacrait à l’artiste en 2015-2016, « l’alchimie du livre » : le livre comme source d’inspiration, certes, -Kiefer se référant fréquemment à l’histoire européenne mais aussi à des textes poétiques, philosophiques, ésotériques, mythologiques, religieux- mais aussi le livre comme objet, objet pesant, aux pages de plomb, fragment de collage inscrit dans une toile peinte, installation monumentale et lieu d’expérimentation des matériaux les plus divers : plomb mais aussi fleurs séchées, sable, argile, cendre, paille, plâtre, cheveux, aquarelle, branchages etc.

Kiefer Anselm, BNF, 27 janvier 2016

[Le livre] est un répertoire de formes et une manière de matérialiser le temps qui passe. […] Certains sont de véritables sculptures, plus grands que la taille humaine, ouverts mais impossibles à feuilleter, déclare Kiefer.

Pour les deux artistes, l’idée et la forme participent de la matière, quelle qu’elle soit. L’un comme l’autre est attiré par l’accident, le fragment, l’exploration du matériau jusqu’aux mutations les plus audacieuses, la trace du processus de création laissée dans la matière. Ils partagent la même quête de sens, d’authenticité et de sincérité et, à travers ce thème spécifique de la cathédrale, une exploration du lien entre matière et spiritualité. A la différence d’autres œuvres représentant des architectures que l’on a pu contempler lors de la rétrospective du centre Pompidou en 2015, l’artiste n’a pas fait entrer d’emblée ses cathédrales dans la peinture. Ses premières tours-cathédrales sont modelées à partir de containers, introduisant une ambiguïté entre dedans et dehors (cf « The Seven Heavenly Palaces », 2014), ainsi qu’un « équilibre instable », ses tours, quoique hautes et fières, témoignant d’une réelle fragilité et penchant comme celle de Pise.

La série de toiles peintes par Kiefer sur les cathédrales de France se déploie dans une gamme toujours terreuse sinon ténébreuse et quelque peu oppressante en dépit de la monumentalité des formats. La matière se répand, se craquèle, se meurtrit, épaisse et saturée de pigments (huile, acrylique, émulsion) mêlés au plomb de la cathédrale de Cologne –matériau saturnien par ailleurs chargé de sens en alchimie et qui produit un puissant effet de matière, d’autant qu’en fondant il emporte parfois la couche picturale, créant de sombres volutes-, laissant paraître néanmoins des « tours-cathédrales » assez majestueuses. Pour Kiefer comme pour Rodin, que l’artiste a lu attentivement avant de s’engager dans son projet et dont il a étudié les dessins, il s’agit de mettre en exergue l’état d’abandon des cathédrales tout en y décelant une certaine sensualité et un parallèle avec le corps féminin.

L’architecture représentée -les tours étant réalisées en papier découpé, ajouré puis collé sur la toile- par Kiefer, quelque peu absorbée par la matière picturale et le plomb dense et sombre, évoque la ruine, la destruction, et à travers elle, le cycle de la vie, la tentative de reconstruire après l’horreur, la mémoire et le poids de la 2e guerre mondiale imprégnant tout l’œuvre de l’artiste allemand. Il ne reste de ces cathédrales que des clochers malmenés par l’histoire et le temps et privés de leur assise. Enfin, le plomb chez Kiefer, comme d’autres matériaux qu’il intègre peu à peu à son processus de création, « correspond à une réflexion sur les limites de la représentation traditionnelle […que l’artiste] dépasse en adjoignant à l’image et à ses signes iconiques la présence matérielle d’objets fabriqués ou d’éléments empruntés au monde naturel. […] les matériaux [imposant] leur propre dramaturgie » et apportant dans la toile leur propre « définition culturelle ». Il exprime, nous rappelle Daniel Arasse, un conflit entre la mission spirituelle de l’art et sa perte après la Shoah. Une série qui, après le sinistre incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris, acquiert une sombre résonance…

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