L’Italie occupe particulièrement mes pensées ces dernières semaines, parce que c’est un pays qui m’est particulièrement cher et familier depuis longtemps, comme un pays d’adoption où l’on se sent étrangement bien. Sa beauté, son incroyable histoire culturelle et artistique, son style de vie, sa langue, sa vitalité…En songeant à ces cités magnifiques actuellement désertées, ses chefs d’œuvres redevenus silencieux dans des musées désespérément clos résonne en moi la peinture de Chirico, le Chirico de la période métaphysique avec ses vastes places à l’antique où sourdent la solitude et « l’inquiétante étrangeté », difficilement perturbées par un groupe sculpté ou l’ombre d’un rare passant. Chirico qui devait faire l’objet d’une exposition à l’Orangerie ce mois.
J’ai toujours eu un faible pour le surréalisme, un faible peut-être plus intellectuel qu’esthétique car quoique créatif si l’on songe aux collages, frottages et grattages d’un Max Ernst, aux photogrammes d’un Man Ray, aux géniales montres molles de « la Persistance de la mémoire », 1931, -réaction personnelle à la théorie de la relativité et à l’irrésistible écoulement du temps, à la finitude de l’être évoquée par les fourmies et l’arbre mort- et aux images mises en abîme de Salvador Dali…sa peinture est souvent froide et rationnelle, -« au-delà de la peinture » pour reprendre les termes d’Ernst, s’inspirant de Nietzsche- les surréalistes tendant à affirmer la supériorité du mot sur l’image.
La dernière exposition consacrée à Magritte, au centre Pompidou était à ce titre exemplaire, témoignant à quel point tout l’œuvre de l’artiste n’est qu’un vaste questionnement sur l’image, la capacité de l’art à retranscrire le réel et une volonté de démasquer les subterfuges de la représentation. La peinture surréaliste entend créer un monde et un langage nouveaux, transcender les catégories de ce qui est convenable, exploiter le sentiment d’absurdité face au monde -né de 1r guerre mondiale- puis surmonter ce dépaysement. C’est « l’assaut de l’irrationnel par des méthodes raisonnées », d’où un attrait manifeste pour les arts premiers, l’inconscient et les rêves, les pulsions premières, l’érotisme, l’amour fou.
Nous sommes-nous assez souvent retrouvés sur cette place où tout semble si près d’être et est si peu ce qui est ! […] C’est l’invitation à l’attente que cette ville toute entière comme un rempart, que cette ville éclairée en plein jour de l’intérieur. Que de fois j’ai cherché à m’y orienter, à faire le tour impossible de ce bâtiment, à me figurer les levers et les couchers, nullement alternatifs, des soleils de l’esprit !
André Breton, le surréalisme et la peinture, Gallimard, 1965
Des places d’Italie peintes par Giorgio di Chirico dans les années 1910 pour la plupart (il y aura toutefois une seconde phase « néo-métaphysique », de 1940 à la mort de l’artiste), il émane tout à la fois quelque chose de profondément énigmatique, de fascinant, de silencieux et de troublant. Elles perturbent le temps et l’espace, sondent au-delà de la banalité du quotidien, par leurs perspectives illogiques, leurs juxtapositions insensées d’objets dans des environnements inattendus (tel ce régime de bananes au 1er plan de « gare Montparnasse », 1914, « beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à écrire et d’un parapluie », aurait pu dire Lautréamont…).
Chaque chose a deux aspects : l’un banal que nous voyons presque toujours et que les hommes voient en général ; l’autre spectral ou métaphysique, que peuvent seulement apercevoir de rares individus dans des moments de clairvoyance et d’abstraction métaphysique, comme certains corps occultés par la matière, impénétrables aux rayons solaires, ne peuvent apparaître que grâce à la puissance de lumières artificielles comme les rayons X, par exemple, observait Chirico.
cité par José Pierre, André Breton et la peinture, l’Age d’homme, 1987
Si l’artiste s’inspire probablement de places turinoises, ces places que Nietzsche, sur les pas duquel marcha Chirico, disait « graves et solennelles, marquées par une « pureté radieuse » et le « plus profond silence ». D’une toile à l’autre, on retrouve la place, quelques bâtiments et arcades majestueuses qui la bordent et participent, avec la perspective très personnelle, non unifiée, déployée par l’artiste, ainsi qu’un travail particulier de la lumière (de sources multiples, générant des ombres étirées) et des coloris souvent sombres et ocres, de l’atmosphère onirique et quelque peu inquiétante. Le lieu est désert, silencieux, vide de toute présence humaine à l’exception d’une ou deux silhouettes ; le temps est suspendu. Souvent une statue renforce l’effet d’ensemble, comme cette très belle Ariane endormie de « Mélancolie », 1912, invitation, comme les trains à vapeur souvent présents au loin, à la contemplation, au voyage au moins mental, à la mélancolie. Je rêve néanmoins que ces places d’Italie que j’aime soient de nouveau habitées par le fourmillement de la vie.