De la nécessité de l’Art – 26e jour – Crucifixion

Il crocifisso di Giotto, 1288 90_Santa Maria Novella, Florence, juin 2019

En ce jour de célébration de la Passion du Christ et tandis que Notre Dame accueillait, près d’un an après son funeste incendie, une prière devant la couronne d’épines, de nombreuses représentations de la Crucifixion se rappellent à moi, l’une des scènes il est vrai les plus représentées dans l’histoire de l’art occidental. Si le supplice de la Crucifixion est antérieur à l’histoire romaine et qu’il sera pratiqué au-delà, c’est essentiellement de la Crucifixion du Christ qu’il est question, décrite dans les Evangiles. L’histoire de la Crucifixion en art ne commence toutefois pas immédiatement après cette rupture fondatrice dans l’histoire occidentale mais au Ve siècle, sur la porte de la basilique Sante Sabine à Rome ou une pièce d’ivoire conservée au British Museum, soit une fois le mode d’exécution aboli par Théodose : la représentation de cette mort lente et douloureuse étant jusque-là jugée insoutenable et infamante, on se contentait auparavant d’un signe de la croix.

S’il s’agit d’un thème central de la liturgie et de la pensée chrétiennes, la croix latine étant même reflétée dans l’architecture des églises, il tend toutefois à insister sur la souffrance -le calvaire étant certes le préalable à la Résurrection, et donc également promesse de Salut- aux dépens d’un message plus humaniste également présent dans le christianisme. La représentation de Jésus de Nazareth, condamné à mort par les Romains sur dénonciation des Juifs qui l’ont accusé de blasphème, en croix, a bien entendu évoluée au fil des siècles, reflétant les évolutions stylistiques et techniques des artistes, les croyances des commanditaires, les enjeux de la diffusion de la Foi chrétienne puis catholique… Au Haut Moyen-Age, le Christ apparaît souvent majestueux, la tête droite, les yeux ouverts, triomphant de la mort (le Crucifix de san Damiano, XIIe siècle est encore dans cette tradition). A partir du Xe siècle toutefois, le Christ est de plus en plus souvent couvert d’un simple linge et non plus d’un manteau, les yeux clos, le visage marqué, mort, quoique bientôt victorieux de la mort (Giotto).

Duccio, Crucifixion, 1308-11, Siena

Au XIIIe siècle, selon Emile Mâle, la Crucifixion entend moins émouvoir par la représentation des souffrances du Christ qu’illustrer deux vérités dogmatiques : le Christ comme nouvel Adam -le bois de la croix, issu de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, faisant de l’instrument de la Chute celui de la Rédemption ; le vendredi, jour de la Crucifixion étant aussi celui de la création d’Adam- et comme abolisseur de l’autorité de l’ancienne Synagogue, par la fondation de l’Eglise (nouvelle Eve, parfois assimilée à Marie). Puis, dès la fin du Moyen Age, apparaît le Christ souffrant -sans doute plus par empathie avec le fidèle que par goût du morbide-, la tête penchée sur l’épaule droite, les yeux fermés (Duccio, 1308-11). Christus triumphans, Christus patiens, Christus dolens.

A partir de la Renaissance (XV-XVIe siècles), époque particulièrement troublée sur le plan religieux avec l’émergence du protestantisme, et surtout de la réforme catholique post-tridentine, le thème de la Crucifixion est de fait très prégnant, traité par la plupart des artistes qui ont marqué l’histoire de l’art, quelles que soient les écoles. La Crucifixion est souvent l’occasion de représenter des scènes assez frontales, présentant au centre le Crucifié souffrant, souvent idéalisé, flanqué de part et d’autre de Marie et Jean, et parfois des deux larrons également crucifiés, sur un Golgotha permettant une ouverture sur un paysage souvent européanisé (Van Eyck, 1420-25, Weyden, 1440, Mantegna, 1456-59, da Messina, van der Goes, 1470, 1475, Perugino, 1481-85, Gerard David, 1495, Cranach, 1501, Raphaël, 1502-03, Altdorfer, 1512 etc.) ou dans un cadre plus épuré permettant de concentrer l’attention sur le traitement des protagonistes, les volumes des corps et l’expressivité des visages (del Castagno, 1440-41, Fra Angelico, 1441-42, Piero della Francesca 1445-62, Uccello, 1460-65).

Quelques œuvres se singularisent, bien entendu, qu’il s’agisse de la Trinità de Masaccio à santa Maria Novella, Firenze (1425-28), thème il est vrai plus large que la Crucifixion, époustouflante par sa construction perspective, ou du Crucifié du retable d’Issenheim de Grünewald, vers 1515, exemple le plus terrifiant du Christ souffrant, le corps déjà verdâtre, au bord de la putréfaction malgré un expressionnisme certain dans le traitement du corps excessivement musculeux, des membres déformés par les clous…. Ou plus tardivement, l’étrange mise en abîme du peintre dans sa toile dans st Luc devant la crucifixion, de Zurbaran (1635-40).

A noter que la sculpture et la gravure ne sont pas en reste avec les admirables réalisations de Dürer, Schongauer, Michel-Ange, Cellini, Donatello. Peu à peu, quoique l’âge baroque apporte une certaine dynamique aux compositions (Vouet, 1632), ainsi que la puissance du clair-obscur caravagesque (Tournier, 1635), on insiste principalement sur la solitude du Christ rédempteur, le pathos (Titien, 1555, le Greco, Van Dyck, 1622, Vélazquez, 1632, Champaigne, 1650, Goya, 1780).

Germaine Richier, le Christ d’Assy, petit, 1950 _musée Bourdelle, février 2019

Le début de la déchristianisation ne signifie pas pour autant la disparition d’un symbole aussi ancré dans l’histoire, aussi singulier dans la posture du corps qu’il induit, à la fois subissant et offert (Delacroix, 1846, Moreau etc.). Le Christ n’en a simplement plus le monopole et on s’intéresse de plus en plus à la puissance formelle de la croix, par exemple dans le stupéfiant Christ de Germaine Richier ou encore les séries de croix d’Arnulf Rainer, ainsi qu’à la capacité qu’a la Crucifixion d’incarner en quelque sorte l’essence de la souffrance, de la violence, de l’humiliation, de l’impuissance tout en ayant une certaine charge érotique (Picasso, Bacon, Dali, Delvaux, Fautrier…plus tard Serrano, 1987 -qui vise moins le blasphème que l’utilisation d’un symbole profondément ancré dans les esprits-, Bettina Rheims, INRI, 1997 etc.). La Crucifixion, devenue un thème universel, renvoie désormais à l’image de l’homme face au monde. Le christianisme s’est quelque peu patrimonialisé et participe des références culturelles de l’homme moderne et contemporain.

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