De la nécessité de l’Art – 27e jour – Tapies

Tapies, quadrato su quadrato 1976_Intuition palazzo Fortuny, Venezia, aout 2017

Pour ma part, je m’acharne depuis un demi-siècle à faire des mises en croix une partie essentielle de mon travail, et j’ai même adopté la croix comme initiale de mon nom et presque comme un signe distinctif de mon œuvre. […] la force évocatrice et l’impact psychique que produit le crucifix peut […] être un symbole universel qui va bien au-delà du christianisme […et] nous conduit aux limites les plus mystérieuses de notre condition, l’amour et la mort, Eros et Thanatos.

Texte d’Antoni Tapies, catalogue d’exposition, Jeu de Paume, 1994

Après m’être plongée dans nombre de représentations de la Crucifixion, je m’intéresserai ce soir au symbolisme de la croix à travers l’œuvre d’Antoni Tàpies, un artiste dont l’art tout à la fois matérialiste, extrêmement épuré et « mural » me touche depuis de nombreuses années. Issu d’une famille cultivée, ayant renoncé à des études de droit suite à une maladie pulmonaire, Tàpies se tourne vers l’art en autodidacte, expérimentant la matière, copiant les maîtres, s’intéressant à l’histoire de l’art occidental (le symbolisme, l’expressionnisme…) et oriental (particulièrement la calligraphie orientale). S’il côtoie, au début de sa carrière, les surréalistes, -particulièrement Miro et Klee-, dont il retient la pratique de l’automatisme, il opte dans les années 1950 pour l’abstraction et découvre parallèlement l’art informel.

Par delà la diversité de sa pratique, l’art de Tapies se caractérise par une certaine pauvreté dans le choix des matériaux : le recours à des toiles brutes, fil de fer, pièces de bois, cordages, chiffons, papier lacéré…anticipant quelque peu l’Arte Povera ; et dans le choix d’une palette sobre, sourde, avec une dominante d’ocres, de noirs, de gris ponctués de rouges, comme une blessure. Ce dernier choix, resserré comme le fut la palette du cubisme analytique, peut s’expliquer par un désir plus ou moins conscient de se concentrer sur l’essentiel d’un nouveau langage pictural en genèse. Tàpies, artiste espagnol profondément meurtri par la Guerre Civile puis par la 2e guerre mondiale et politiquement engagé contre le franquisme, exprime dans son œuvre une violence, une douleur personnelle et collective.

Tapies, tela plegada, 1968_FIAC 2018

Les « murs de peinture » qu’il réalise dans les années 1950 affirment la frontalité de la toile mais sont systématiquement blessés, lacérés, griffés. Ils évoquent la terre, la destruction, la méditation intérieure…Cette tonalité sombre reflète toutefois une conception bouddhique de l’existence où la souffrance participe pleinement de la vie et où en comprendre l’origine permet de la dépasser, notamment par l’introspection. L’artiste use des matériaux prélevés dans son quotidien directement dans ses oeuvres, introduisant une matérialité très singulière, souvent augmentée par l’usage de terres, de sables, de plâtre, de marbre broyé…, à l’origine d’une matière dense, épaisse, qui contraste avec des traits plus fluides rappelant l’abstraction gestuelle, sorte de calligraphie de signes ponctuant la surface du « mur ». L’artiste colle, déchire, lacère, griffe plusieurs couches de matière qu’il ponctue ainsi de gestes maîtrisés.

Cette densité de matière aboutira, dans les années 1970, à la création d’œuvres sculptées toujours à partir de matériau de récupération, souvent des pièces de mobilier. La croix (et le X) est l’un des signes les plus récurrents dans son œuvre. Elle incarne le mystère, l’inconnu, la mort, l’effacement, la négation, la résistance… beaucoup plus qu’une image chrétienne. Elle renvoie davantage, pour l’artiste, à « la communion parfaite de la totalité des états de l’être », réunissant en un symbole, le ciel, la terre et les Enfers ; « géographie mythique » (Mircea Eliade) duelle en Occident mais profondément unitaire en Orient. « Tàpies transforme le signe en une présence affective vivante : il devient la marque d’une émotion » (Donald Kuspit, catalogue d’exposition, Jeu de Paume, 1994). Quelles que soient ces pistes d’interprétation fournies par l’artiste ou ses critiques, l’œuvre de Tapies les transcende et demeure profondément ouverte, complexe et puissante dans sa violence et sa simplicité formelle, son esthétique, sa charge émotionnelle.

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