De la nécessité de l’Art – 2e jour – Apollon & Daphné, Bernini

Bernini, Apollo e Dafne, 1622 25_Galleria Borghese_Roma_28 juillet 2020

Le premier amour de Phébus fut Daphné, fille du Pénée ; sa passion naquit, non d’un aveugle hasard, mais d’une violente rancune de Cupidon. […lequel] de son carquois plein de flèches tire deux traits […] l’un chasse l’amour, l’autre le fait naître. […] Phébus aime. […] Comme le chaume léger s’embrase, après qu’on a moissonné les épis, comme une haie se consume au feu d’une torche qu’un voyageur, par hasard, en a trop approchée […] ; ainsi le dieu s’est enflammé. […] Elle, elle fuit, plus rapide que la brise légère […] ; ainsi le dieu et la vierge sont emportés l’un par l’espoir, l’autre par la crainte. Mais le poursuivant, entrainé par les ailes de l’Amour, est plus prompt et n’a pas besoin de repos ; déjà il se penche sur les épaules de la fugitive, il effleure du souffle les cheveux épars sur son cou. Elle, à bout de forces, a blêmi, […] les regards tournés vers les eaux du Pénée : […] délivre-moi par une métamorphose de cette beauté trop séduisante […]. A peine a-t-elle achevé sa prière qu’une lourde torpeur s’empare de ses membres ; une mince écorce entoure son sein délicat ; ses cheveux qui s’allongent se changent un feuillage ; ses bras, en rameaux ; ses pieds, tout à l’heure si agiles, adhèrent au sol par des racines incapables de se mouvoir ; la cime d’un arbre couronne sa tête ; de ses charmes il ne reste plus que l’éclat.

Ovide, les métamorphoses

Si les métamorphoses d’Ovide ont fait l’objet de nombreuses interprétations artistiques au cours de l’histoire, nul n’a atteint une telle beauté, une telle sensualité, une telle fougue que Gian Lorenzo Bernini lorsqu’il représente Apollon pourchassant Daphné, vers 1622-25. Il s’agit là du dernier des groupes sculptés, à thèmes principalement mythologiques mais moralisés – on peut lire sur le socle du groupe sculpté un distique du cardinal Maffeo Barberini : « Tel qui court après les plaisirs fugaces s’emplit les mains de feuilles mortes ou cueille des fruits amers. »- qu’il réalise à quelque 24 ans pour le cardinal Scipion Borghese.

Bernini, Apollo e Dafne, 1622 25_Galleria Borghese_Roma_28 juillet 2020

Le maître du baroque italien, quoique fidèle au texte antique, choisit le moment le plus dramatique du récit : celui de la métamorphose. Il en saisit l’instant arrêté, transitoire et saisissant –surtout dans la disposition originelle de l’œuvre qui révélait d’abord le dieu de dos, privilégiant le point de vue qui réserve un effet de surprise maximal-, tout en exprimant l’action en déroulement, la course de Daphné, la main d’Apollon qui tente de l’enlacer puis sa stupeur, la bouche ouverte sans toutefois déformer la grâce de ses traits. Quoique le visage d’Apollon s’inspire de celui de l’Apollon du Belvedere, de par son idéalisation classicisante, la surface animée du marbre exprime les sentiments des protagonistes avec une délicatesse et une complexité psychologique inédites et l’artiste préfère dépeindre le changement à la perfection formels. Daphné n’a pas encore pris conscience de sa transformation en laurier tandis que son poursuivant, quoiqu’il s’en étonne, est encore dans sa course (sa bouche entrouverte indique qu’il reprend son souffle).

Seule une virtuosité technique hors du commun permet à Bernini d’inscrire ainsi dans le marbre un moment passager quasiment pictural : les cheveux de Daphné qui se changent peu à peu en laurier rejoignent les extrémités de ses doigts en train de devenir rameaux, le mouvement des jambes, des drapés, la tension du corps de Daphné, traduisent la course, la diversité des textures est magistralement rendue par la variété de traitement : les corps lisses et polis, qui reflètent la lumière, contrastent avec les plis creusés et mats du manteau d’Apollon, les mèches de Daphné traitées au ciseau plat de sorte qu’elles jouent avec la lumière, les feuilles de laurier légèrement ridées par le ciseau du sculpteur se distinguent de l’écorce rugueuse striée à la gradine qui s’empare des jambes de la nymphe. L’artiste mêle ainsi avec une virtuosité remarquable idéalisation et réalisme, unicité du point de vue et dynamique de l’action, tout en intégrant peu à peu le groupe sculpté dans l’espace du spectateur dans une logique illusionniste propre à émouvoir qui se développera pleinement au fil du Seicento.

Non sans évoquer Atalante et Hippomène de son contemporain Guido Reni, ballet de corps d’une incroyable légèreté qui représente de même un jeune homme (Hippomène) pourchassant une vierge effarouchée (la chasseresse Atalante, qui sera quant à elle métamorphosée après avoir perdu sa virginité), Bernini place ses figures, grandeur nature, dans des rythmes opposés et complémentaires, dans une subtile variation sur le motif géométrique de l’arc brisé. Bernini a également pu voir une sculpture de Battista Lorenzi représentant une autre métamorphose : la nymphe Aréthuse pourchassée par le dieu-fleuve Alphée jusqu’à ce qu’elle implore Diane à l’aide et que la déesse la change en source. La pose de Daphné semble s’inspirer de celle d’Aréthuse : elle pivote sur la gauche pour esquiver l’étreinte de son poursuivant ; de même, la pose d’Apollon, le pied droit avancé, reprend celle d’Alphée. Toutefois, Bernini ne craint pas, à la différence de son prédécesseur, de laisser la jambe gauche du dieu suspendue, créant une forte poussée oblique, la composition ne reposant plus sur un rectangle stable mais un triangle voilé par les obliques des corps. Par-delà le jeu expressif des regards et l’incroyable sensualité de ces deux jeunes corps dénudés, c’est la dynamique qui parcourt la composition, la dynamique d’un âge baroque tourmenté, en rupture –quoiqu’il en découle-avec l’équilibre renaissant, qui subjugue, l’artiste construisant son œuvre sur une oblique qui part de la jambe gauche levée du dieu, se prolonge par le corps de toute beauté de la nymphe et se termine par ses bras levés au ciel.

Facebookrss
Facebookmail