De la nécessité de l’Art – 30e jour – Giovanni Bellini

Giovanni Bellini, jeune femme à sa toilette, 1515, Kunsthistorischesmuseum, Vienna, décembre 2019

Le paysage et le nu féminin idéal se développent à la Renaissance, notamment à Venise. Il n’est que de songer à la « Vénus de Dresde » de Giorgione, 1508-1510 et au thème récurrent de la toilette de Vénus. Réalisée en 1515, soit peu avant la mort de l’artiste, ce qui témoigne d’une remarquable capacité de Giovanni Bellini à se renouveler, à participer d’une nouvelle sensibilité émergeante dans la peinture profane (lui qui s’est principalement consacré à la peinture religieuse) et à assimiler le tonalisme de Giorgione, « la jeune femme nue au miroir » du Kunshistorisches museum de Vienne m’a totalement subjuguée.

L’œuvre s’inspire d’un thème antique, l’Aphrodite anadyomène –connue à Venise si l’on songe à l’œuvre d’Antonio Lombardo qui recrée, en 1508-1516, à partir des descriptions de Pline dans l’Histoire naturelle, la version perdue et partielle d’Apelle de cette Vénus s’essorant les cheveux au sortir de l’eau. Elle constitue une variation sur le thème de la femme idéalement belle. La jeune femme, pensive, assise sur un banc recouvert en partie d’un tapis oriental, en partie de son drapé, se regarde dans un miroir tandis qu’un second miroir, au mur, lui permet de vérifier l’arrière de sa coiffure. Ces miroirs développent implicitement le thème du paragone entre peinture et sculpture, le peintre, par ses artifices et son inventivité, étant tout aussi capable qu’un sculpteur de représenter son sujet sous différents points de vue. Le miroir agit également comme un tableau dans le tableau, une mise en abîme de l’art. Un voile d’un rose des plus délicats dessine ses courbes, couvrant quelque peu sa hanche et son intimité, glissant de son épaule. Sa chevelure d’un blond vénitien chaleureux, en harmonie avec le bois du miroir, est partiellement enveloppée d’un admirable voile dont les teintes vertes et bleues font écho au paysage qui se dessine à travers une ouverture, voile ponctué de perles magnifiant la délicatesse de sa peau dénudée, son corps sculptural, parfaitement modelé par une douce lumière. L’attention se concentre sur la jeune femme, qui se détache sur un fond sombre -les deux-tiers de l’arrière-plan- : la douceur de ses traits, la délicatesse de ses gestes, la main droite tenant un miroir tandis que la gauche se perd dans sa chevelure.

Le dernier tiers de l’arrière-plan, sur la droite de la jeune femme, révèle un paysage d’une grande douceur de prairies ponctuées de fermes, de collines boisées et, à l’horizon, de montagnes, paysage construit selon les règles de la perspective atmosphérique. Ce paysage s’harmonise merveilleusement avec le sujet principal par le jeu des couleurs (blanc, vert, bleu, rose) et le tonalisme giorgionesque, soit cette capacité à harmoniser figure et paysage en exploitant la texture réelle de la peinture, à représenter la profondeur de l’espace par un effet de modulation de la lumière dans lequel la figure s’inscrit naturellement : le corps de la jeune femme est ainsi délicatement modelé par la faible lumière de l’intérieur et celle qui émane de la fenêtre ouverte sur le paysage. Sur le rebord de la fenêtre, l’artiste a placé une fiole de cristal recouverte d’une soucoupe et d’une éponge dont la transparence fait écho aux reflets des miroirs et qui renvoie au thème de la toilette.

Bellini inaugure ici une tradition de portraits de vénitiennes idéalisées que poursuivront Titien (« femme au miroir », vers 1515, qui reprendra le principe du double miroir et la douce inclinaison de la jeune femme perdue dans sa contemplation), Bordone (« portrait de jeune femme à sa toilette », 1550, Kunsthistorisches museum de Vienne) et Palma Vecchio. En effet, l’absence d’identification du sujet autre que « jeune femme au miroir », avec des éléments le rapprochant d’une Vénus anadyomène (le cadrage assez rapproché et tronqué, la beauté idéale) et d’autres d’une femme contemporaine (la coiffure, les miroirs et la fiole…) laisse libre cours aux interprétations, les femmes au miroir dans l’histoire de l’art pouvant tout aussi bien être positives (Vénus en tant que déesse de la beauté) que négatives (allégorie de la Vanité ou du luxe). A noter enfin que l’artiste s’intéressait à la peinture flamande et qu’il y aurait un précédent perdu de Jan Van Eyck dépeignant un nu féminin reflété dans plusieurs miroirs afin que le spectateur puisse le contempler sous différents angles (femme à sa toilette).

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