De la nécessité de l’Art – 31e jour _ Notre-Dame

Il y a un an, l’un des plus beaux joyaux de l’art gothique partait en fumée en quelques heures. Hommage à la grande Dame.

Notre-Dame de Paris, 2 aout 2015

L’architecture gothique peut être définie selon trois facteurs indissociables : les aspects spirituels qui nourrissent sa dimension symbolique, les aspects formels qui engendrent des effets optiques, et les aspects techniques qui en permettent la réalisation. Leur combinaison particulière […] est illustrée dans la cathédrale gothique.

Christian Heck

La place nouvelle accordée à la lumière dans un édifice élancé et scandé par un vaste programme de vitraux manifeste la présence divine tout en permettant d’élever l’âme du fidèle vers Dieu tandis que la rigueur et l’unité à l’œuvre dans l’architecture des cathédrales évoque l’ordre de la Création. De fait, l’édifice est articulé sur la travée (10 travées dans la nef de Notre-Dame) et sur une verticalité croissante : la croisée d’ogives, – qui reporte le poids depuis le centre de la voûte jusqu’aux supports qui la reçoivent-, résout les problèmes de voûtement et d’éclairage de l’architecture romane, les structures s’allègent -ce que compense le recours aux arcs-boutants extérieurs qui contrebutent la poussée latérale des voûtes et l’achemine vers les contrefort et les culées-, les supports s’amincissent au contraire des baies, les murs extérieurs qui ne supportent plus l’essentiel de la charge s’ajourant de plus en plus.

Le développement des cathédrales auquel on assiste aux XII-XIIIe siècles n’est pas propre à l’âge gothique -terme péjoratif né à la Renaissance pour qualifier ce qu’on nommait aux XIII-XVe siècle « opus Francigenum » (œuvre de France, alors Ile-de-France et domaine royal), des cathédrales ont existé à l’époque romane, souvent englobées ou détruites lors des constructions ultérieures. Il n’en demeure pas moins qu’à l’époque de Suger on constate tout à la fois des innovations techniques propices (croisée d’ogives, arcs-boutants…), l’application de la réforme grégorienne qui renforce la fonction épiscopale, une demande croissante de vastes édifices religieux pour affirmer le pouvoir de l’Eglise et des villes, tout en répondant à l’essor démographique.Chantier engagé vingt ans après les réalisations pionnières de st Denis (abbatiale, avant 1140) et de Sens (cathédrale, vers 1140) et participant principalement des débuts du gothique classique, avant les cathédrales de Chartres (1194), Bourges (1195), Reims (1211), Amiens (1220) et Beauvais (1225), la cathédrale Notre-Dame de Paris (1163) semble avoir été édifiée sur le site d’un ancien temple païen, remplacé ensuite par une vaste basilique chrétienne dédiée à st-Etienne et complétée d’un baptistère, à l’initiative de l’évêque Maurice de Sully et du chapitre.

Notre-Dame de Paris, avril 2018

Fondée sur un plan à doubles bas-côtés et sans transept saillant – dans la tradition paléochrétienne de cinq nefs séparées de colonnes-, elle témoigne d’une accentuation des tendances émergeantes en terme de dimensions et d’effets : élévation sur trois niveaux (4 à l’origine, supprimé afin d’agrandir les fenêtres et accroître la luminosité de l’édifice) avec grandes arcades, tribunes avec baies à trois arcades sur fines colonnettes, fenêtres hautes à doubles lancettes et oculus ; grandes voûtes sexpartites à 32 mètres 50 ; plasticité des murs intégrant les retombées des voûtes et percés d’ouvertures, apparition des premières grandes roses… Sa taille imposante relègue toutefois l’éclairage sur les flancs ou dans les hauteurs. Son ample façade « harmonique » (du fait de ses proportions équilibrées) de 40 mètres de largeur permet le déploiement d’un programme iconographique sculpté ambitieux, établi par des théologiens et associant des éléments de l’Ancien et du Nouveau Testaments, sur les différents portails, tympans, linteaux, trumeaux, voussures sculptées, galerie ajourée entre les deux tours et, nouveauté de cet ensemble : galerie consacrée aux 28 rois d’Israël et de Juda, généalogie du Christ. Centré sur le Jugement Dernier, la dévotion mariale, ste Anne, le décor sculpté des portails (années 1210) de Notre-Dame témoigne d’un courant antiquisant aux formes assez sobres et aux volumes simples. Le décor plus tardif (1240-…) sera plus significatif d’une évolution de la sculpture gothique vers plus de naturel, d’élégance et d’expressivité (portail du bras Nord) puis une dynamique accrue, renforcée par des contrastes accusés d’ombre et de lumière, des drapés cassés et agités (statues du bras Sud dont l’Adam du musée de Cluny).

Les fameuses gargouilles et chimères de la cathédrale sont en revanche un ajout de la restauration du XIXe siècle par Viollet le Duc, de même que la flèche détruite par l’incendie de 2019 (la précédente, trop dégradée, ayant été déposée en 1786) et les groupes sculptés qui l’entourent.

Il est, à coup sûr, peu de plus belles pages architecturales que cette façade où, successivement et à la fois, les trois portails creusés en ogive, le cordon brodé et dentelé des vingt-huit niches royales, l’immense rosace centrale flanquée de ses deux fenêtres latérales comme le prêtre du diacre et du sous-diacre, la haute et frêle galerie d’arcades à trèfle qui porte une lourde plate-forme sur ses fines colonnettes, enfin les deux noires et massives tours avec leurs auvents d’ardoise, parties harmonieuses d’un tout magnifique, superposées en cinq étages gigantesques, se développent à l’œil, en foule et sans trouble, avec leurs innombrables détails de statuaire, de sculpture et de ciselure, ralliés puissamment à la tranquille grandeur de l’ensemble ; vaste symphonie en pierre, pour ainsi dire ; œuvre colossale d’un homme et d’un peuple, tout ensemble une et complexe comme les Iliades et les Romanceros dont elle est sœur ; produit prodigieux de la cotisation de toutes les forces d’une époque, où sur chaque pierre on voit saillir en cent façons la fantaisie de l’ouvrier disciplinée par le génie de l’artiste ; sorte de création humaine, en un mot, puissante et féconde comme la création divine dont elle semble avoir dérobé le double caractère : variété, éternité.

Victor Hugo, Notre Dame de Paris
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