Quoique fascinant, le mythe de Méduse n’a été que peu représenté dans l’histoire de l’art des XVe-XVIIIe siècles mais que l’on songe à Caravaggio, Cellini, Bernini, Rubens ou encore Canova, chacune de ces représentations est magistrale. L’histoire du Beau devenu monstrueux…Méduse incarne l’horreur, l’altérité radicale, le grotesque. Pour Jean-Pierre Vernant, c’est l’Autre de nous-même, l’horreur terrifiante d’une altérité radicale à laquelle nous nous identifions en devenant pierre. Le mythe de Persée modère toutefois cette altérité radicale, la rendant représentable, maîtrisable. Dans les temps d’équilibre, Méduse a tendance à être harmonisée, domestiquée, dans les temps de trouble, elle incarne le chaos, l’inhumain, la mort. Elle se retrouve par ailleurs fréquemment sur des boucliers, cuirasses et mosaïques gréco-romains, étant censée, par son caractère d’épouvante, protéger du mauvais sort (rôle apotropaïque). Bien entendu, la psychanalyse apportera d’autres interprétations du mythe : la décapitation dans l’inconscient freudien équivaut aisément à la castration.
Fille de Phorcys et Céto et d’une grande beauté, Méduse attire la convoitise de Poséidon qui la viole dans un temple d’Athéna. La déesse, pour la punir, la transforme en Gorgone. Sa superbe chevelure se change en serpents, ses yeux se dilatent et pétrifie désormais quiconque croise son regard. Elle vit avec ses sœurs aux frontières du monde des dieux et du monde des hommes, aux portes de l’Hadès. Persée, fils de Zeus et de Danaé, promettra sa tête au roi Polyeucte qui amoureux et désireux d’épouser sa mère, voulait se débarrasser de lui. Guidé par Hermès et Athéna, armé d’une épée d’Héphaïstos, du bouclier en bronze réfléchissant d’Athéna, des sandales ailées d’Hermès et du chapeau d’invisibilité d’Hadès, Persée décapite Méduse et de son cou tranché naissent Chrysaor et Pégase, le cheval ailé. Il offrira au terme de son périple -après avoir pétrifié Atlas et sauvé Andromède- la tête de Méduse à Athéna qui la fixera sur l’égide. (cf Hésiode, Ovide)
Je commencerai par l’un des bronzes les plus remarquables de la Renaissance, le Persée de Benvenuto Cellini (Loggia dei Lanzi, Florence, 1545-54), qui montre Persée tenant la tête de Méduse qu’il vient de trancher. Par-delà le tour de force technique que représente cette œuvre coulée en une fois, on relève la maîtrise technique de l’artiste dans le traitement du socle (déposé au musée du Bargello), ponctué de statuettes de bronze en ronde bosse d’une grande qualité (Jupiter, Danaé, Minerve, Mercure). Cellini se mesure avec la Judith et Holopherne de Donatello placée à l’origine en pendant et semble s’inspirer d’une statuette étrusque sur le même thème à laquelle l’artiste ajoute toutefois le corps décapité de Méduse. Persée est sculpté d’après un modèle vivant, nu selon la tradition hellénistique, impassible, une jambe légèrement fléchie sur le corps de Méduse. La statue s’ouvre vers le haut, le bras gauche dressé montrant la tête tranchée, l’autre fermement armé, les muscles tendus mais dans une pose gracieuse qui laisse à penser que l’artiste a vu le David de Donatello. Méduse présente un admirable contraste entre la chair tendre de ses joues et les boucles plus grossières de sa chevelure de serpents, causant une certaine révulsion malgré un visage plutôt beau et apaisé.
La tête de Méduse de Caravaggio est tout à fait extraordinaire (Offices, 1598-1600), peut-être plus terrifiée que terrifiante. L’artiste la représente comme souvent, de manière frontale, mais sous la forme d’un autoportrait. La bouche ouverte, les yeux exorbités, les serpents en guise de chevelure gonflés de colère, le tout sur une surface incurvée de bouclier rappelant le rôle apotropaïque de la Gorgone et parcouru d’un puissant chiaroscuro. Méduse incarne également, à l’époque, le triomphe de la raison sur les sens.« Tout tableau est une tête de méduse. On peut vaincre la terreur par l’image de la terreur. Tout peintre est Persée » (Caravage).
La Méduse de Bernini semble moins s’inspirer du bouclier du Caravaggio que des propositions du poète Giambattista Marino, qui invite les sculpteurs à traiter de la pétrification. Il la représente avant l’entrée en scène de Persée et évoque avec sa virtuosité habituelle la stupeur que provoque le regard de Méduse. On note par ailleurs une certaine proximité de ses traits avec ceux de sa maîtresse, Costanza Bonarelli, avec laquelle l’artiste avait brutalement rompu en 1638. La Méduse formerait alors une sorte de contrepoint au beau portrait du Bargello. Quant à la représentation de Méduse par Canova, en 1804-1806, elle s’inspire –sans surprise de la part d’un grand représentant du néo-classicisme- du marbre antique de la Glyptothek de Munich (la Méduse Rondanini) tandis que le Persée s’inspire de l’Apollon du Belvédère, brandissant fièrement la tête coupée.