De la nécessité de l’Art – 34e jour – Schiele

Autoportrait

Egon Schiele, self portrait with striped shirt, 1910, Leopold Museum, Vienna, décembre 2019

Une éternelle rêverie portée par un exquis trop plein de vie -inlassablement. – avec dedans, dans l’âme, une douleur émue. – Elle s’enflamme, brûle, croît après le combat, -crampe au cœur. Soupeser – et follement agité par le plaisir de l’excitation.-Impuissante est la tourmente de la pensée, absurde, inapte à offrir des idées.-Parle la langue du créateur et donne.-Démons ! Brisez la violence !-Votre langue. – Vos signes. – Votre pouvoir.

Egon Schiele, « Je peins la lumière qui vient de tous les corps », Agone, 2016

Marqué jeune par la mort de son père, atteint de syphilis et qui a commis une tentative de suicide, Egon Schiele se concentre très tôt sur l’étude de son moi, donnant lieu à des autoportraits tout à la fois fascinants et terrifiants : l’« autoportrait à la bouche ouverte », 1910, au corps émacié et dont les traits traduisent l’angoisse existentielle, « autoportrait à la chemise rayée », 1910, où contrastent fortement le traitement coloré du corps et du visage et l’épure du vêtement, l’« autoportrait », 1912 où un recours appuyé au graphite produit une ligne vive et nerveuse dessinant un portrait psychique ambigü, tout à la fois angoissé et confiant. Quoique reçu à l’Académie des beaux-arts de Vienne dès 16 ans, il rejette l’académisme et entend exprimer sa vision personnelle de l’Homme fondée sur le moi (ou son extension, l’amour) et la pulsion de mort. Une vision qui prend forme à travers un trait incisif, des cadrages brusques, des visages et des corps exprimant une tension, les mains nouées, osseuses, rougeâtres, les doigts écartés, accompagnant violemment l’étreinte, entre violence et douceur.

Pour rappeler en quelques lignes l’évolution stylistique de Schiele, ses débuts sont marqués, pour reprendre l’analyse de l’exposition Schiele à la fondation Vuitton en 2018-2019, par une « ligne ornementale », décorative, non sans écho avec celle de son mentor Klimt –auquel il rend hommage dans « les Ermites », 1912- quoiqu’une certaine distorsion formelle apparaisse d’emblée. Dans les années 1910-1911, l’artiste use de la ligne comme expérience limite entre la vie et la mort. Sa « ligne expressionniste » s’affirme, période probablement la plus fascinante avec ses lignes anguleuses, cassées, ses membres décharnés, ses corps masculins quasiment écorchés (tels que les terrifiants « nu masculin assis vu de dos » et « nu masculin vu de dos », de 1910), ses nus féminins singulièrement musculeux. A partir de 1912 et jusqu’à sa mort, on relève un certain assagissement, sans doute lié à son emprisonnement pour outrage à la morale en 1912 et à une angoisse prémonitoire de la guerre qui s’affirmera dans des représentations plus fragmentaires, reflet d’un monde en ruines. L’érotisme brutal de ses dessins s’atténue pour un retour au modelé et à une ligne plus dynamique (« femme couchée aux jarretières rouges », 1913 ; « torse féminin en dessous et en bas noirs », 1917).

Schiele, 2 femmes assises, 1911_Fondation Vuitton, 2018

Egon Schiele est un artiste sans concession, doté d’un trait unique, acéré, puissant et sûr, toujours essentiel. Un trait viscéral, intransigeant, torturé mais terriblement lucide et vrai. Il se distingue par ailleurs par son inventivité technique. Son œuvre comprend ainsi des feuilles entièrement construites sur la ligne, tout en épure, telles que « deux femmes assises », 1911 ou « autoportrait à la bouche ouverte », 1910. Mais dans nombre de feuilles, Schiele mêle différents médias (aquarelle, crayon gras, fusain, huile, gouache, graphite…), ce qui induit une focalisation sur certaines parties du corps par l’emploi de couleurs qui créent le modelé tandis que le crayon le réduit à un contour, le construit et le détache du fond –soit un emploi très personnel et efficace de la réserve-. En témoigne le superbe homme debout », 1913, réalisé à la gouache, à l’aquarelle et au graphite, tout en tension, ce que renforcent la suspension du geste d’un homme en train de se vêtir ou se dévêtir et la disposition angulaire du torse malgré le dessin nerveux de la musculature ; ou encore la « Danseuse », de 1913, aquarelle, gouache et graphite ; le « nu féminin vu de dos », 1913, gouache, aquarelle et crayon.

Schiele, homme debout, 1913_Fondation Vuitton, 2018.

Certaines feuilles sont traitées au fusain ou rehaussées de gouache blanche qui suit le contour des corps et les dramatisant. Ailleurs, les tonalités roses et rouges accentuent le caractère sexué des corps (« jeune garçon assis », 1910 ; « nu féminin debout au tissu bleu », 1914). Parfois, l’artiste renonce à la précision du trait au profit de l’expérimentation, laissant l’eau définir la forme. Enfin, dans ses peintures à l’huile, il opte pour un travail plus en épaisseur et en volume, parfois à la limite de l’abstraction, particulièrement dans ses paysages ou dans une toile comme « cardinal et religieuse (caresse)», 1912, relecture provocatrice du « Baiser » de Klimt, 1908. A cette époque, l’artiste découvre le cubisme et expérimente un éclatement de l’espace en surfaces géométriques, une fragmentation des formes, particulièrement dans les vêtements, quoique les corps restent traités objectivement.

De fait, Schiele a peint de surprenants paysages, recouvrant la surface de couleur, ce qui est rare dans son œuvre, -la couleur étant davantage pour lui un complément intéressant du trait-, fragmentant les formes et stylisant de plus en plus ses vues urbaines. Ses paysages sont vidés de toute présence humaine, ses longues rangées de maisons semblent menaçantes, dépressives, ses arbres se perdent dans le vide (« ville morte III », 1911, « paysage aux corbeaux », 1911, « croissant de maisons II », 1915, « vue de Krumau », 1913-1914, ou encore le plus serein « soleil couchant », 1913). Le « paysage aux corbeaux », réalisé à Krumau, ville natale de la mère de l’artiste, représente une maison et son jardin à flanc de colline et cernée d’une clôture, survolés par des corbeaux. Il s’agit là moins d’un paysage que de l’expression d’un état psychique mélancolique. A l’exception d’une fine bande de ciel, la toile est sombre, à dominantes de bruns-noirs, l’artiste renonçant par ailleurs à une construction en profondeur de l’espace pictural. Les villes mortes (6 versions connues), singulières par le cerne sombre et les masses d’eau noire qui les entourent, faisant surgir le groupe de maisons comme une île solitaire, sont souvent traitées dans une tonalité terne, brun-noir, quoiqu’avec une touche assez libre, et dégagent une impression de claustrophobie.

Schiele est un peintre de l’intériorité et un peintre des pulsions. Le dessin semble une tentative de maîtriser ses pulsions sexuelles. Le corps en est pour lui le meilleur vecteur. Il occupe souvent la toile par le vide. Il canalise les pulsions refoulées tout en étant objet de désir. Le corps féminin, tangible, sensuel, effrayant, incarnation de la sexualité le renvoie à son propre corps, redouté, qu’il dépeint dans des postures complexes, irréalistes, d’une maigreur maladive et morbide tout comme son érotisme. Ses autoportraits nus relèvent d’une nudité autant psychique que physique, radicale, et s’avèrent d’une agressivité insoutenable, expression de son inconscient, de sa souffrance. Le « nu masculin assis (autoportrait) » de 1910 se fonde ainsi sur un puissant contraste entre le fond et la figure, celle-ci, concentrée sur elle-même –ce qu’exprime particulièrement la tête inclinée vers l’épaule-, contenant toute la charge expressive avec sa gestuelle détonante, sa posture crispée, ses côtes saillantes, ses articulations osseuses, ses parties génitales…sans concession.

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