De la nécessité de l’Art – 36e jour – Modigliani

Modigliani, portrait de jeune fille rousse, 1918, collection privée

Figure du Paris du début du siècle, à Montmartre puis à Montparnasse, Amedeo Modigliani ne s’oriente que par défaut vers la peinture. Il dut en effet renoncer, malgré les encouragements de Brancusi avec lequel il partagea un atelier et un type de représentation stylisée et hiératique, à la sculpture en taille directe pour des raisons de santé. La sculpture, qu’il perçoit comme l’art majeur, demeure toutefois en arrière-plan de tout son œuvre, œuvre dédié à la figure humaine et marqué par une épure, une abstraction croissantes de formes bien délimitées, -l’artiste réduisant le visage, par un rapide contour, sans repentir, à quelques éléments ponctués de détails représentatifs-. Modigliani retient de son expérience sculpturale une aptitude à concilier ligne et volume par un jeu de courbes et contre-courbes qui s’équilibrent autour d’un axe de symétrie légèrement décalé, juxtaposées à des éléments statiques ; et une géométrisation formelle qui se distingue toutefois du cubisme en ce qu’il ne décompose pas en facettes ses formes.

Dans ses toiles, la ligne et la surface, servies par une couleur expressive appliquée par juxtaposition de touches de valeurs différentes produisant une image lisse mais animée, priment sur la profondeur. La matière s’allège, la palette s’éclaircit, la touche se libère peu à peu. A partir de 1914, l’artiste se consacre essentiellement et pleinement, malgré une vie de bohême marquée par l’alcool, la drogue et la précarité, au portrait dessiné puis peint, ne cessant de simplifier au cours du processus de création, et au fil des années, les portraits relativement individualisés des années 1914-1917 aboutissant à des archétypes atemporels, dépouillés de toute psychologie les dernières années. Ses portraits sont souvent frontaux, immédiatement identifiables de par leurs traits accusés, finement dessinés et stylisés, le visage, le nez et le cou allongés, les sourcils arqués, les yeux en amande, parfois asymétriques, réduits à leur contour et au regard souvent absent.

Modigliani a également réalisé des nus imposants, tels que le nu couché aux cheveux dénoués de 1917, individualisés, d’une grande sensualité, tout en courbes et en épure de lignes et de formes, dans des tons chauds, au point d’être censurés en 1917 lors de son unique exposition personnelle, pour outrage à la pudeur. Des nus dans la tradition de Giorgione et de Titien, visant à exprimer la beauté et l’harmonie avec un minimum de lignes et de courbes. Les sources de ce style très personnel sont à rechercher dans l’intérêt naissant pour les arts primitifs qui anime alors les avant-gardes et la liberté formelle qu’ils autorisent –certains visages, dans leur incroyable épure, ne sont pas sans rappeler des masques des Baoulés de Côte d’Ivoire, des masques Fang du Gabon- ; dans l’apport d’un Cézanne (écrasement de la profondeur, absence de clair-obscur, palette resserrée…) ou d’un Gauguin (coloris puissants en grands aplats expressifs), le cubisme, le fauvisme et l’abstraction naissante mais également dans le pays natal de l’artiste, l’Italie antique et renaissante (né à Livourne, Modigliani a voyagé à Florence, Venise, Rome, Naples) et son canon étiré n’est pas sans évoquer le maniérisme d’un Parmigianino (Modigliani reprend à « la Madone au long cou » ses formes épurées et étirées, ses traits distants).

Je m’arrêterai sur l’un de ses plus beaux portraits à mes yeux, « la jeune fille rousse », de 1918, peut-être un portrait de sa compagne Jeanne Hébuterne, élève à l’académie Colarossi, qui fut également son modèle de prédilection (à 25 reprises) et se suicida en se défénestrant peu après la mort de Modigliani d’une méningite tuberculeuse (tous deux sont enterrés au Père Lachaise). Le doute subsiste toutefois sur l’identification du modèle étant donné le regard sombre de la jeune fille quand Jeanne avait des yeux bleus clairs. Il s’agit peut-être d’un portrait idéalisé. Le visage légèrement incliné, de trois-quarts, se tournant vers le spectateur avec naturel et élégance, exprime une profonde tendresse et capte l’attention. L’artiste, en quête de beauté idéale, procède comme dans nombre de toiles par réduction formelle : la pureté de l’ovale du visage, l’éclat de la chevelure, donnent une impression de spontanéité et d’intimité remarquables. La sobriété du fond et du vêtement concentrent par ailleurs toute l’attention sur ce regard doux et attachant.

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