De la nécessité de l’Art – 38e jour – Carl Andre

Carl Andre, 4 square 4 void 2018_Konrad Fischer gallery, FIAC 2018, Grand Palais, Paris

Après avoir évoqué l’auteur de « la Colonne sans fin », il me semble pertinent de convoquer l’art de celui qui a déclaré : « Je ne fais que poser la Colonne sans fin de Brancusi à même le sol au lieu de la dresser vers le ciel », appréciant dans le travail de Brancusi son épure formelle, sa relecture du socle, son idée de sérialité, son décloisonnement, sa déhiérarchisation, le lien entre ses œuvres et leur environnement.

Carl Andre est l’un des artistes les plus emblématiques de l’art minimal en ce que son oeuvre témoigne d’une volonté de rupture avec les « excès » émotionnels de l’expressionnisme abstrait des années 1940-1950 et se caractérise par un dépouillement formel ; l’intervention limitée de l’artiste et l’emploi fréquent de procédés et matériaux industriels ; le refus de tout illusionnisme -ce qui tend à disqualifier la peinture- ; la concentration sur la perception matérielle et littérale de l’œuvre et son rapport à l’espace d’exposition. Ces différentes caractéristiques se retrouvent chez les autres fondateurs de l’art minimal : Dan Flavin, Robert Morris, Sol Lewitt et Donald Judd. En effet, s’inspirant du principe de l’architecte allemand Ludwig Mies van der Rohe : « Less is more », l’art minimal doit beaucoup à l’abstraction géométrique tout en générant une réaction plus intellectuelle qu’émotionnelle par sa simplicité radicale. Cette simplicité bouleverse les notions traditionnelles de technique, de composition et d’inaltérabilité.

L’œuvre minimaliste repose fréquemment sur des combinaisons et variations de formes abstraites ou un principe de répétition d’éléments modulaires et de sérialité. Elle adopte un mode de composition « non relationnel », soit non hiérarchisé et non illusionniste -inspiré des « black paintings » de Frank Stella avec lequel Andre partagea un atelier-. Les formes, les volumes, souvent monochromes, sont extrêmement simples, géométriques et fortement articulés. Les structures sont élémentaires, réalisées avec divers matériaux exploités pour leurs qualités propres et souvent d’origine industrielle, ce qui constitue un gage de neutralité. L’oeuvre est souvent produite de façon industrielle et dénuée de toute trace d’émotion ou de transformation, prenant ainsi le contre-pied de l’expressionnisme abstrait. Elle se cantonne à sa présence littérale ou matérielle, sans signification au-delà de sa matérialité et de son processus de création. Face à cette « neutralité » de l’œuvre, le sens se déplace de l’objet à son environnement et le rôle du spectateur change, de la contemplation à la perception active d’une œuvre souvent à échelle humaine et partageant son espace.

Carl Andre, Draco, 1979 _le parti de la peinture_fondation Vuitton_23 aout 2019

L’approche de Carl Andre se distingue toutefois de celle des autres fondateurs historiques de l’art minimal en ce qu’il se pose d’emblée comme sculpteur. Il considère de façon novatrice ses sculptures comme forme -par exemple dans « Pyramid », assemblage de pièces identiques de bois préfabriquées qui évoque la « colonne sans fin » de Brancusi-, puis comme structure et enfin comme lieu. Il s’agit d’un bouleversement profond du rapport à l’oeuvre et à l’espace desquels le spectateur participe. Ses oeuvres témoignent d’un « matérialisme » prononcé. Elles se caractérisent par l’usage de matériaux issus du monde industriel, préfabriqués ou récupérés, toujours incroyablement bruts, standardisés, épurés : pièces de bois, briques, plaques de métal ; la disposition d’éléments identiques et séparés ; le recours à des formes élémentaires simples ; la répétition et la sérialité. Carl Andre bouleverse la sculpture traditionnelle en évoluant de l’assemblage direct de pièces de bois non traitées dans « 7 cedar skew 45° », 1990, « Draco », 1979 ou encore « BAR », 1981 à « l’écrasement » du solide, l’abolition du volume, la suppression de la forme humaine comme référent, le rejet du point de vue frontal traditionnel. Dans « Sans-Lime instar » ou encore les « plains », sculptures « aussi plates que l’eau », horizontales, l’artiste annihile tout volume et renonce à toute verticalité, modifiant par ailleurs la perception de l’espace d’exposition. Le rapport à l’espace est de fait crucial pour lui, la disposition de certaines de ses sculptures changeant d’ailleurs avec chaque nouveau lieu d’exposition, telles que les « ribbons » présentables en spirale ou dépliés. (« Tin ribbon », 1969-97).

Andre rompt ainsi avec des traits majeurs de la sculpture traditionnelle : verticalité, volume, hiérarchisation, sublimation du matériau par les techniques traditionnelles de sculpture. Toutefois, l’implication directe de la présence, de la solidité, de la matérialité dans son œuvre induit une négation aussi bien qu’une réactivation du sculptural.

Peut-être la première sculpture a-t-elle été le constat humain du fait que les gens mouraient, et que cette réalisation de la mort ne laissait qu’une trace. Pour moi, il y a toujours quelque chose d’une tombe dans chaque sculpture. Mais ce n’est pas triste […]. ca n’a rien à voir avec l’optimisme ou le pessimisme, c’est la nature de la réalité.

Carl Andre

Lors de la dernière exposition de Carl Andre au musée d’art moderne de la ville de Paris, en 2016, on pouvait contempler une remarquable installation constituée de blocs de béton régulièrement disposés, intitulée « Lament for the children » (réalisée en 1976) d’après une mélodie écossaise funèbre du XVIIe. De fait, ces pièces dressées, ponctuant régulièrement l’espace, évoquent d’emblée un champ de pierres tombales. Les pièces de métal au sol (« 10th iron square », 2008 ; « North deck », 1993 ; Tenth copper cardinal, 1973 ; “Copper square four”, 2008 ou encore « 4 square 4 void”, 2018, réalisée à partir de plaques d’acier de 40 X 40 cm prenant la forme d’un rectangle avec un vide central…), n’en demeurent pas moins les plus intéressantes et novatrices de l’artiste. Elles peuvent être pensées comme le socle d’une sculpture absente que seule la présence du spectateur peut remplir et qui modifient sa perception de l’espace. Elles induisent une approche à la fois sensible, visuelle et temporelle, le spectateur étant appelé à marcher dessus pour éprouver la sensation de la matière, de sa densité, de sa résonance, de sa texture. Elles désacralisent la sculpture tout en l’intégrant à l’espace. C’est selon Philippe Vergne ce qu’entend Carl Andre lorsqu’il parle de « sculpture comme lieu », le lieu étant un espace dont on fait l’expérience dans le temps, l’œuvre n’ayant plus aucun axe, aucune hiérarchie ni point de vue privilégié.

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