Antonello da Messina est probablement l’artiste italien du XVe siècle qui a le plus directement répondu à l’art des primitifs flamands tels que Jan Van Eyck, Van der Weyden, Petrus Christus, bien qu’il soit né, ait été formé (par le peintre sicilien Colantonio), et ait travaillé une grande part de sa vie en Sicile, soit en périphérie des grands centres artistiques du temps. Il a toutefois pu étudier des œuvres des maîtres flamands dans les collections napolitaines (Alphonse V d’Aragon) voire à l’occasion d’un voyage dans le Nord. Les seules certitudes à ce sujet concernent des séjours à Naples et à Venise (1475-76). Toutefois, l’artiste, loin de se contenter d’imiter ces artistes, assimile et parvient à des réalisations tout à fait autonomes. Il ajoute par ailleurs aux qualités des toiles flamandes une maîtrise beaucoup plus scientifique de la perspective aérienne et une connaissance probable d’œuvres d’un Enguerrand Quarton ou Barthélémy d’Eyck. Certaines postures fortement raccourcies évoquent enfin le travail de Mantegna, sa tendance au détachement et à l’abstraction géométrique, celui de Piero della Francesca mais on n’en sait pas davantage sur les véritables échanges entre ces artistes.
S’il a laissé quelques toiles religieuses remarquables, c’est surtout dans l’art du portrait qu’il s’est démarqué grâce à une remarquable maîtrise de la peinture à l’huile à laquelle il initia Giovanni Bellini (cf « le Doge Leonardo Loredan », 1501-04), d’où son rôle essentiel dans l’histoire de la peinture vénitienne. Portraitiste incroyablement doué et original, da Messina parvient à un degré de naturalisme stupéfiant et à suggérer, par l’expression des traits, par le léger sourire adoucissant des visages quelquefois rudes, la vie intérieure de ses modèles. Il établit par ailleurs une dynamique puissante avec le spectateur par le recours à des procédés illusionnistes tels que le parapet et le cartellino récurrents dans ses toiles pensées comme une extension du réel. Il rompt enfin avec la traditionnelle représentation des modèles de profil, héritée de l’Antiquité et encore très prégnante à son époque, pour une représentation de trois quarts sur fond noir, à l’instar du « Léal Souvenir » de Van Eyck, 1432, Londres, dont il reprend également l’idée d’une source lumineuse venant de la gauche. Ce choix lui permet d’accentuer la plasticité de son modèle, de révéler une plus grande partie du visage et de développer ainsi un portrait psychologique. Sa maîtrise de la peinture à l’huile, avec ses superpositions de couches picturales et de glacis, ses effets de profondeur et de fondu, d’ombre et de lumière, lui permet d’atteindre une précision dans l’imitation des matières, la différenciation des textures et dans la touche qui dessine chaque détail, modèle chaque volume.
Antonello da Messina, Christ à la colonne, 1476 78, Louvre, mai 2015 Antonello da Messina, Le Christ mort soutenu par un ange, 1475 78 Bellini, le Christ mort soutenu par deux anges,1460
Parmi les œuvres religieuses, j’évoquerai « le Christ à la Colonne » du Louvre, 1476-78, œuvre de dévotion privée censée conduire les fidèles à la prière et à la méditation, d’où sa petite taille, d’une facture minutieuse et d’un pathétisme suscitant la participation affective du spectateur aux maux du Christ, dans l’esprit de la Devotio Moderna. Le Christ est cadré de près, comme un portrait, en homme de douleur dont on peut ressentir la souffrance, d’un incroyable naturalisme, l’artiste allant jusqu’à représenter des larmes et des gouttes de sang. Le cadrage permet aussi de concentrer l’attention sur le visage et l’intensité de l’expression du Christ. Celui-ci est représenté de trois quarts, adossé à la colonne de la Flagellation, couronné d’épines (le Christ aux Outrages), la corde au cou (le Portement de croix) – dont le noeud repose sur le cadre du tableau comme sur le rebord d’une fenêtre-, condensant ainsi divers épisodes de la Passion. La tête renversée, les lèvres entr’ouvertes, le regard tourné vers le ciel, il semble proche de l’extase. Maîtrisant remarquablement la perspective et le raccourci, da Messina parvient à donner une présence monumentale au Christ. On peut aussi évoquer l’admirable « Christ mort soutenu par un ange » du Prado, 1475-78, la douleur étant cette fois concentrée sur le visage de l’ange. Dans les deux cas, la distance entre sacré et profane s’atténue, le Christ semblant à portée de mains de notre monde.
Le « portrait d’homme » de 1475 conservé à la National Gallery de Londres est emblématique des portraits de l’artiste : représentation de trois-quarts en buste (sous les épaules, sans visibilité des mains) sur fond sombre, tête tournée vers la gauche, regard direct fixant le spectateur, expression intense et attention au détail à la manière d’un Petrus Christus. Quoique le personnage ne soit pas identifié, il semble italien. Son visage mal rasé est à la fois songeur et dur, méfiant, empreint d’une gravitas qui lui donne l’apparence d’un homme impliqué dans l’art et la science. On relèvera le traitement remarquable de la lumière -qui sculpte délicatement les pommettes- sur ses joues, ses globes oculaires, son nez, éclairant le côté gauche tandis que le droit demeure dans l’ombre.
Antonello da Messina, ritratto d’uomo, 1476, Palazzo Madama, Torino., 25 juillet 2020 Antonello da Messina, Portrait of a Man, Berlin, 1478 Antonello da Messina, portrait d’homme, musée Thyssen, Madrid, 1475-76 Antonello da Messina, portrait de jeune homme, 1478 Antonello da Messina, portrait de jeune homme, 1470-72, Metropolitan Museum
On pourra le confronter avec le « portrait d’homme » de Berlin, 1474, celui du musée Thyssen, 1475-76, le portrait d’homme du Palazzo Madama, Torino, 1476 et « le portrait de jeune homme » du Metropolitan Museum de New-York, 1470-72, qui reprennent la même posture et les mêmes caractéristiques et sur lesquels on notera le parapet et le cartellino. Le « portrait de jeune homme » de Berlin, 1478, se distingue quant à lui en ce qu’il est le seul à renoncer au fond sombre au profit d’un arrière-plan paysager traité en perspective atmosphérique où toutefois domine un ciel bleu relativement monochrome. Il s’agit de son dernier portrait. Contemporain de la toile de Londres et réalisé pendant le séjour vénitien de l’artiste, « le condottiere » (homme de guerre) du Louvre est à l’évidence l’un des portraits les plus fascinants de la peinture du XVe siècle. Bien que, comme nombre de modèles de da Messina, le portrait ne soit pas identifié, la cicatrice sur la lèvre supérieure, la mâchoire contractée, l’expression déterminée et énergique, le regard franc, lui ont valu son appellation. Plus solennel que ses autres portraits et incroyablement individualisé, le condottiere capte totalement l’attention et produit un incroyable effet de réel, de présence, de par la qualité du traitement, un visage aux traits précisément détaillés semblant surgir de l’ombre. Il témoigne à merveille de la synthèse réalisée par da Messina entre l’art du nord et l’art italien.