De la nécessité de l’Art – 3e jour – de Staël

Le doute chez moi est passion et la passion un devoir, une tâche, une chose simple à accomplir. Le reste est la folie pure de l’Art.

Nicolas de Staël, 26 juillet 1954
Nicolas de Staël, Nature morte au chandelier sur fond bleu, 1955.

Nicolas de Staël participe de ces artistes qui ont marqué, avec Alberto Giacometti, Pierre Soulages, Giorgio Morandi, une étape fondatrice dans mon rapport à l’art. Non qu’il s’agisse des premières œuvres auxquelles j’ai été confrontée, assurément non, mais mon rapport à l’art, initialement intellectuel, nécessitant un besoin de comprendre, un support textuel, s’est brutalement fait viscéral, passionnel, existentiel, sensible, pour évoluer encore par la suite, face aux œuvres du Bernin, de Raphaël, de Michel-Ange, du Caravage, de Munch, de Donatello, de Botticelli, en se chargeant de violence, de mélancolie, de sensualité, d’amour. Toutes ces approches coexistent désormais en moi et dans mon musée imaginaire…

Le Nicolas de Staël qui a provoqué ce bouleversement est essentiellement le peintre des dernières années, avec sa peinture d’une grande fluidité, ses couleurs intenses jusqu’au vertige… car l’artiste n’a cessé de se renouveler, des premières toiles dans l’esprit d’un Magnelli, jusqu’aux étonnants nus -rare apparition de la figure dans son œuvre- peints ou dessinés au fusain, des dernières années, en passant par nombre de paysages et natures mortes tantôt heurtés, fragmentés par le traitement au couteau, la composition par assemblage de formes, tantôt d’une fluidité quasiment irréelle.

Nicolas de Staël, Nature morte en gris, 1955_FIAC, grand Palais, Paris, octobre 2018

Ma peinture, je sais ce qu’elle est sous ses apparences, sa violence, ses perpétuels jeux de force, c’est une chose fragile dans le sens du bon, du sublime. C’est fragile comme l’amour. Je crois, pour autant que je puisse me contrôler, je cherche toujours à faire plus ou moins une action décisive de mes possibilités de peintre et lorsque je me rue sur une grande toile de format, lorsqu’elle devient bonne, je sens toujours atrocement une trop grande part de hasard, comme un vertige […] et cela me met toujours dans des états lamentables de découragement.

Nicolas de Staël, fin décembre 1954

C’est le peintre de la sublime « Nature morte au chandelier sur fond bleu », réalisée l’année de son suicide et conservée au musée Picasso d’Antibes. Semblant flotter sur un bleu profond et sombre, une étagère traverse la toile d’une simple ligne horizontale tout juste tenue par le bord du châssis sur laquelle l’artiste a disposé quelques objets, comme des notes sur une portée musicale : un broc gris, une cafetière solidement profilée puis trois ou quatre pots denses, serrés, esquissés dans les bruns, beiges et crème et le chandelier dont la blancheur fait contrepoids au noir de la cafetière. « La simplification [même de l’espace et des objets] fait apparaître [ces-derniers] comme des formes en suspension, enveloppées dans une couleur où elles trouvent leur équilibre » (Anne Malherbe, catalogue de l’exposition du centre Pompidou, 2003). La fluidité remarquable de cette toile n’est toutefois pas dépourvue de toute matérialité : l’artiste laisse visible quelques griffures, coups de pinceaux, jeux avec la réserve.

Un peintre de la matière, tantôt violemment travaillée au couteau, l’artiste superposant les couleurs, creusant, recouvrant, comme dans « les toits » du Centre Pompidou, -la touche brutale, dernier écho de la confrontation de l’artiste avec la toile, s’imposant souvent sur l’objet de la représentation-, tantôt grattée et allégée (« ciel à Honfleur »), tantôt fluide, comme dans nombre de ses paysages (« la route », 1954), natures mortes, et ateliers des années 1954-55 réalisés à Antibes.

Des bas-fonds on rebondit si la houle le permet, j’y reste parce que je vais aller sans espoir jusqu’au bout de mes déchirements, jusqu’à leur tendresse. […] J’irai jusqu’à la surdité, jusqu’au silence et cela mettra du temps. Je pleure tout seul face aux tableaux, ils s’humanisent doucement, très doucement à l’envers.

Nicolas de Staël, 27 novembre 1954

Un peintre de la couleur, en dépit d’une palette relativement resserrée, des couleurs qui atteignent une telle violence dans la série des Agrigente (1953-54), une telle profondeur abyssale et angoissante dans ses dernières toiles, sombres ou au contraire sonores et chaudes, dans le grand concert du musée d’Antibes (1955), qu’elles restent fixées longtemps dans la rétine, telle ce merveilleux orange, seule touche colorée, éclatante, d’une toile vue dans l’exposition de Staël de l’Hôtel de ville de Paris (1994) qui me poursuivit des années durant (« lanterne et pichet », 1955). Un peintre entre figuration et abstraction, comme nombre d’artistes de l’immédiat après-guerre après l’atroce révélation de la Shoah comme emblématique de l’inhumanité, de la monstruosité à l’œuvre en l’Homme dès lors devenu comme un impossible de la représentation.

« Une peinture devrait être à la fois abstraite et figurative. Abstraite en tant que mur, figurative en tant que représentation d’un espace » (Nicolas de Staël dans « Témoignages pour l’art abstrait », 1952). A noter le glissement effectué par l’artiste du plan au mur, lequel se distingue par son épaisseur, sa densité et ouvre de nouvelles possibilités plastiques. L’abstraction n’est plus incompatible, dès lors, avec la profondeur, sans pour autant que l’artiste hiérarchise les formes dans ses toiles, jouant de superpositions multiples pour mêler formes et contours, superpositions née d’une perpétuelle insatisfaction plus que d’une volonté d’épaisseur, créant un espace de coexistence qu’il parvient à suggérer sans jamais recourir à la perspective, un espace né de l’interaction entre les divers blocs de couleurs, un espace conçu hors de tout repère, incertain, où l’on s’égare volontiers…

Trop près ou trop loin du sujet, je ne veux être systématiquement ni l’un ni l’autre, et avec cela l’obsession j’y tiens parce que sans obsession je ne ferais rien [….] pourvu que cela s’équilibre comme cela peut, de préférence sans équilibre. Le contact avec la toile je le perds à chaque instant et je le retrouve et je le perds…[…] je ne peux avancer que d’accident en accident » (fin décembre 1954). « Ce qui donne la dimension, c’est le poids des formes, leur situation, le contraste, c’est toujours mesuré et sans mesure.

Nicolas de Staël, 18 novembre 1949
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