De la nécessité de l’Art – 41e jour -Bellini & Mantegna

J’évoquais dernièrement l’influence d’Antonello da Messina sur la peinture vénitienne contemporaine, je m’intéresserai à présent au couple Giovanni Bellini – Andrea Mantegna à travers deux paires de toiles tout à fait remarquables, chacune inspirée de la vie du Christ (Présentation au temple, Agonie au jardin des Oliviers).

Andrea Mantegna, formé par Francesco Squarcione qui lui apprend l’amour de la sculpture antique puis par Donatello, épouse Nicolosia, la sœur de Giovanni Bellini, vers 1453-54, issu quant à lui d’une grande dynastie d’artistes vénitiens. La présentation au temple de Bellini, conservée à la Galleria Querini Stampalia, a été réalisée en 1460-64, celle de Mantegna, en 1460 (Staatliche Museen de Berlin). Ce-dernier est donc probablement à l’origine de la composition, ce que tend à confirmer le choix d’un cadrage des plus austères ainsi que des traits donatelliens dans la figure de l’enfant, lequel sert par ailleurs d’unité de mesure pour définir la profondeur et est comme projeté dans notre espace dans l’œuvre de Mantegna.

Les deux toiles adoptent la même composition : appuyée contre une corniche de marbre, au 1er plan, la Vierge tient l’enfant emmailloté –comme dans un linceul- tandis que le grand prêtre st Siméon –dont l’expression fière rappelle la formation de Mantegna, s’apprête à le saisir. Sur la toile de ce-dernier, on distingue par ailleurs, au centre st Joseph sous les traits de Jacopo Bellini, et sur les côtés, une jeune femme (Nicolosia) et Mantegna (soit un autoportrait) ; sur celle de Bellini s’ajoutent les figures de la prophétesse Anne (la mère Anna) et de Giovanni lui-même (autre autoportrait). La présentation de Mantegna s’inscrit dans un cadre carré, qui sépare les personnages, absorbés, comme détachés du réel, du spectateur, ce que renforce la solidité architecturée de la scène, la rigueur sculpturale, l’aspect sévère et les traits acérés des personnages et le choix de coloris plus terreux, l’artiste préfèrant mettre l’accent sur l’organisation de l’espace et les effets de perspective. Celle de Bellini semble plus animée et intime du fait de l’ajout de personnages, de l’allègement du cadre qui se réduit à un parapet mettant seulement à distance la représentation et de l’alternance de blancs et de rouges plus clairs. Par ailleurs, la rigidité sculpturale des personnages de Mantegna est adoucie par l’aspect plus velouté des carnations et par l’introduction d’un plan médian défini par les figures supplémentaires. Le cadrage élargi, qui fait que les lignes dessinant le cou et le dos de la Vierge et St Siméon, cachées par les montants du cadre dans la toile de Mantegna, sont désormais visibles et convergent, donne un rythme différent, une certaine vivacité à la composition, rompt davantage avec l’horizontalité rigoureuse inspirée des bas-reliefs antiques.

L’agonie au jardin des Oliviers de Giovanni Bellini, réalisée entre 1459-65 est l’un des premiers paysages peints vénitiens, tandis que la toile de Mantegna est datée de 1459 (les deux œuvres sont conservées à la National Gallery, London, et probablement réalisées à des fins de dévotion privée). Le thème est décrit dans les Evangiles : après la Cène et avant son arrestation, le Christ sort de Jérusalem (représentée à l’arrière-plan) pour prier. Les deux toiles s’inspirent probablement d’un dessin de Jacopo Bellini, le père de Giovanni (British Museum). Elles dépeignent le Christ priant dans le jardin de Gesthsémani, sur un éperon rocheux, de dos, tandis que trois de ses disciples dorment (Pierre, Jacques et Jean) et que les soldats romains guidés par Judas approchent à l’arrière-plan. L’atmosphère est plombée, le paysage rude et aride conserve quelques traits primitifs. Toutefois, les deux peintres traitent le sujet différemment, Bellini adopte des lignes plus douces, un aspect plus naturel, grâce aux couches de glacis qui unifient la composition colorée, les formes principales répondant à une harmonie et un ordre géométrique latents tandis que Mantegna s’efforce d’accorder le paysage au thème, tragique. Il accentue les aspérités de la roche nue, des anges dans le ciel présentent au Christ des symboles du sacrifice prochain (un seul dans la toile de Bellini, plutôt consolateur) et un vautour guette sur une branche, sentant l’approche de la mort : le Christ doit se soumettre à la volonté divine.

Dans aucune représentation antérieure du sujet les souffrances du Christ ont atteint une tette qualité de crise existentielle. Il est d’autant plus émouvant que seul, ses apôtres étant endormis. Bellini est plus subtilement lyrique, plus serein, par le travail de la lumière et un sens convainquant de l’espace, Mantegna jouant sur le contraste de couleurs fortes. Toutefois, l’enrochement évoque un autel et lie ainsi l’agonie du Christ à la messe, soit l’union du chrétien avec le Christ rédempteur, source d’espoir. Mantegna reprendra le thème dans une prédelle du retable de san Zeno, 1457-59 (Musée de Tours). Si ces œuvres témoignent d’une certaine antériorité de Mantegna sur Bellini, il n’en demeure pas moins que leur relation est faite d’enrichissements mutuels, Mantegna primant en terme d’innovations techniques et compositionnelles tandis que Bellini maîtrise davantage le traitement pictural des couleurs et de la lumière. Mantegna, avec son goût pour l’art antique, et influencé par les modèles sculpturaux, peint en intellectuel, « l’inventio » prime, ses corps semblent des marbres sculptés, l’émotion s’exprimant à travers la gestuelle, les traits du visage, l’anatomie et la perspective ; Bellini peint pour susciter l’émotion, se concentrant sur la qualité atmosphérique sans exclure quelques détails accidentels, ses corps adoptent une douceur très humaine, l’expression de l’émotion passe par les échanges harmonieux entre les personnages.

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