La Pietà a également donné lieu à quelques œuvres d’une incroyable force. La Pietà de Villeneuve lès Avignon, peinte par Enguerrand Quarton vers 1455-60 (Louvre), commande d’un chanoine non identifié mais qui, agenouillé en prière au premier plan, porte un surplis significatif, d’une blancheur éclatante, et est représenté en donateur sur la gauche, propose une interprétation très originale du sujet. L’artiste représente la Vierge, au centre, portant sur ses genoux le corps de son fils mort -thème de la Vierge de Piété très répandu au XVe siècle-, associé au thème de la lamentation. La Vierge, le visage figé et vieilli par la souffrance, les mains jointes en prière, comme résignée au sort de son fils, prononce probablement les paroles gravées sur le fond d’or et tirées des Lamentations du prophète Jérémie (« Ô vous tous qui passez sur le chemin, regardez et voyez s’il est une douleur pareille à la douleur que j’endure, celle dont le Seigneur m’afflige, le jour de sa brûlante colère ! ») et est entourée par Saint Jean l’Evangéliste à sa droite et sainte Marie-Madeleine à sa gauche, tous deux le visage incliné. Le corps arqué de son fils décrit une longue arabesque, la chute de ses jambes faisant écho à celle de son bras droit. St Jean L’Evangéliste, l’apôtre favori du Christ, retire la couronne d’épines de la tête du Christ –comme dans la Pietà de Tarascon- tandis que Marie-Madeleine sèche ses larmes.
La composition, dont le tiers supérieur présente un fond d’or sur lequel se détachent les trois personnages sacrés affligés, identifiés par des auréoles, ainsi que la ville de Constantinople et quelques montagnes au loin, s’articule autour de l’arc formé par le corps du Christ, les quatre personnages s’inscrivant en demi-cercle autour de lui, la Vierge, essentielle, exaltée, au centre, constituant un axe de symétrie vertical. Elle se révèle tout à la fois sobre, rigoureuse et profondément pathétique, la lumière tendant à simplifier les formes. On est confronté à une émotion et une force dramatique contenues, particulièrement manifestes et profondes dans le visage austère de la Vierge, plus humaines sur les traits de Marie-Madeleine et adoucies par la tendresse qu’exprime le visage du jeune st Jean tandis que la tragédie semble concentrée dans le visage du Christ, les yeux clos, les lèvres à demi ouvertes et la maigreur et la pâleur de son corps meurtri, à la fois relâché et crispé (la taille cambrée, les doigts recroquevillés, les blessures encore sanglantes…). Le contraste entre les positions et les attitudes des personnages accentue par ailleurs l’intensité de la douleur partagée tout en gardant une retenue, une intériorisation des expressions.
Si le réalisme des traits, l’intensité des expressions, notamment du donateur dont les cheveux grisonnants, le front ridé, la peau tendue sur des pommettes saillantes, le visage émacié, le regard au loin car il ne participe pas à la scène, témoigne d’une influence des primitifs flamands, l’élégance des rythmes linéaires, les plis cassés des drapés, les doigts effilés, et le fond doré –promesse du divin, source tout à la fois de planéité et de profondeur- participent de l’héritage gothique et de la peinture siennoise du XIVe siècle (Simone Martini) que l’artiste a pu connaître en Provence. Le mariage de ces diverses influences donne lieu à un style très personnel qui associe un sens aigu du réel et une tendance décorative.
Autre « Pietà » tout à fait remarquable, datant du début du XVe siècle (1400-10) : le tondo de Jean Malouel (Louvre), peintre flamand à la cour de Bourgogne. Elle associe le thème de l’Homme de douleurs à celui de la Trinité, pour laquelle les ducs de Bourgogne avaient une dévotion particulière. Le format singulier du tondo (cf https://www.facebook.com/instantartistique/posts/1119124665087946) induit une composition concentrée autour du groupe principal (Dieu le Père, le Christ, la Vierge et st Jean l’Evangéliste) qui épouse le cadre circulaire. Assis sur un fond doré, Dieu le Père soutient -aidé de quelques angelots- le corps sanglant du Christ mort tandis que la Vierge, le regard intense, lui fait ses adieux en lui serrant le bras des deux mains avec, derrière elle, saint Jean l’Evangéliste qui le regarde avec tristesse. La présence de la colombe évoque le thème trinitaire. La qualité, la richesse des expressions et des coloris se révèlent tout à fait remarquables. Chaque personnage exprime un sentiment qui lui est propre (souffrance et désespoir, tristesse etc.). Le corps du Christ, d’un pâle ivoire, est par ailleurs mis en exergue, par contraste, par les couleurs intenses et raffinées des autres personnages : le rouge-rosé du manteau de st Jean, repris dans les vêtements des angelots, le bleu profond des manteaux de la Vierge et de Dieu le Père…
La Pietà de Rosso Fiorentino (1537-40, Louvre), entre déposition et mise au tombeau, est caractéristique du maniérisme de la 1r école de Fontainebleau, marqué par le canon allongé des corps, l’expressivité des formes, la vivacité et le raffinement détonant des couleurs qui contrastent fortement avec l’arrière-plan sombre (multiples nuances de rouges, jaune doré…), l’angularité des drapés, le déploiement michelangélesque des musculatures. L’œuvre a été commandée par Anne de Montmorency, dont les armes sont présentes, pour la chapelle d’Ecouen. La personnalité artistique tourmentée et inventive de Rosso –qui se suicidera- s’exprime dans la mise en scène particulièrement tragique de la composition. Dans un cadrage serré, les personnages sont projetés en avant et laissent à peine deviner la présence de la grotte de la mise au tombeau à l’arrière-plan. La Vierge, au centre, a les bras écartés en geste d’acceptation comme le Christ mort, livide et amaigri, étendu devant elle et qui occupe toute la largeur de la toile. Elle défaille, soutenue par une sainte femme, dans un geste profondément pathétique. Sur la gauche, Madeleine tient les pieds du Christ, tandis que sur la droite, st Jean, vu de dos, le soulève par l’épaule, annonçant la mise au tombeau imminente.
Jamais sculpteur, ni artiste excellent ne put imaginer mettre dans une œuvre plus de grâce et de dessin, ni travailler le marbre avec cette finesse, ce poli que l’on voit dans l’œuvre de Michel-Ange ; aussi peut-on y découvrir toute la valeur et le pouvoir de l’art. Entre autres belles choses, outre la beauté des draperies, qui sont réellement divines, le Christ mort est si remarquable qu’on ne saurait voir un corps nu plus observé, en ce qui concerne la superposition des muscles, des veines et des nerfs sur l’ossature, ni de corps mort plus semblable à un cadavre que celui-ci. On y voit en outre, une telle douceur de visage et une si grande harmonie dans la disposition et la conjonction des bras, des jambes et du corps, enfin une si exacte vérité que l’esprit est plein de stupeur et qu’on s’étonne qu’une main d’artiste ait pu produire une œuvre aussi admirable en peu de temps, de même que c’est vraiment miraculeux qu’un bloc informe au début ait donné naissance à une forme si parfaite que la nature ne peut produire que difficilement dans un corps vivant.
Giorgio Vasari, Les Vite, Grasset, 2007
Mais c’est peut-être du côté de la sculpture que l’on peut contempler les Pietà les plus fascinantes, particulièrement sous le ciseau de Michel-Ange. Je n’évoquerai que la plus belle, la plus douce et achevée, la Pietà conservée à st Pierre de Rome et réalisée en 1499. Il s’agit de sa première grande réalisation, commandée par le cardinal français Jean de Bilhères- Lagraulas pour une rotonde dans la chapelle des rois de France de Santa Petronilla, disparue suite aux travaux de reconstruction de la basilique. Michel-Ange s’inspire d’un thème rare en Italie qui lui préfère le thème de la Lamentation sur le Christ mort mais bien présent dans le Nord (« Vesperbild »), avec en arrière-plan la mystique rhénane et la Devotio moderna. La Pietà, réalisée en deux ans dans un marbre de Carrare, mêle représentation de la douleur et idée de rédemption à travers l’image d’une Vierge assise, le Christ mort sur les genoux, selon une structure pyramidale inspirée de la Vierge aux rochers peinte vers 1483-86 par Vinci.
Le sommet de la pyramide est dessiné par la tête de la Vierge, les côtés par le corps du Christ tendrement enveloppé par les bras de sa Mère dont le manteau amplifie le geste tout à la fois d’accueil et de monstration de son Fils mort, la base par la chute du linceul mêlé à la robe de la Vierge sans toutefois recouvrir totalement le sommet rocheux du Calvaire. L’artiste parvient à exprimer le poids du cadavre qui tend à glisser des genoux maternels. La scène n’est pas sans évoquer également le thème de la Vierge à l’enfant, le sentiment maternel s’exprimant particulièrement dans le geste de la Vierge qui retient le corps de son fils de sa main droite, sans toutefois toucher directement sa peau : le corps du Christ est déjà Corpus Domini, matière eucharistique dans les bras de Marie Mater-Ecclesia. La proposition de l’artiste est toutefois inédite en ce qu’il dépose tendrement un corps d’éphèbe, traité avec un soin infini –particulièrement perceptible dans le traitement du visage du Christ, ses traits idéalisés, les boucles de ses cheveux et d’une légère barbe finement ciselées-, dans les bras d’une belle jeune femme, le visage au-delà du temps, la tête à peine inclinée sur le corps de son fils. L’artiste fut en cela critiqué mais répondait que si ses épreuves terrestres ont quelque peu marqué le corps du Christ, Marie, toujours vierge et chaste, est demeurée dans la fleur de jeunesse, reflet d’une pureté de l’âme. Les chairs, polies avec un grand fini, de même que le traitement pictural du voile de la Vierge, les amples ondulations des drapés, les bordures décoratives…le superbe visage de la Vierge, la douleur contenue, rappellent la grâce du classicisme florentin, au tout premier chef Botticelli, la complexité des draperies d’un Verrocchio sans renoncer à un certain naturalisme flamand, dans un désir de fusion entre beauté formelle et vérité morale. Michel-Ange pose ici la douleur comme condition de rédemption –à laquelle la Vierge semble convier les fidèles de la main gauche, et la beauté parfaite comme l’une de ses conséquences.
Je terminerai avec une seconde Pietà sculptée ou « Déploration du Christ » de Jean Goujon, réalisée entre 1544 et 1545 (Louvre), dans le cadre du relief sculpté du jubé de l’église st Germain l’Auxerrois, en collaboration avec Pierre Lescot, entourée à l’origine des évangélistes en bas-relief. La Pietà est emblématique de la Renaissance française par la reprise de motifs et techniques antiques (bas-relief, drapé mouillé et élégant) et de l’Italie renaissante (schiacciato, soit relief plat, doux et suave, motifs repris de gravures contemporaines). La pose du Christ mort s’inspire d’une gravure d’après Parmigianino, Joseph d’Arimathie et la vierge évanouie, ainsi que l’expression dramatique, de Rosso, les évangélistes de gravures de Raimondi, le dessin des draperies (répétition de plis parallèles) s’inspire de Cellini, les poses et types des Evangélistes découlent de Michel-Ange. La composition se révèle toutefois plus aérée qu’un bas-relief antique, sans fond, un arbre seul délimitant la scène. Goujon réunit de nombreux personnages autour du Christ, lesquels se détachent sur le fond par de petites incisions, cernés par ailleurs d’un fin contour. Quoiqu’il s’agisse d’une Pietà, la douleur s’exprime sans violence. Le calme domine une scène silencieuse de pamoison de la Vierge qui s’abandonne dans les bras de st Jean, au centre ; sur la gauche, on devine la tristesse concentrée des porteurs tandis que sur la droite, des saintes femmes se replient sur leur émotion. La quête expressive passe ici par la stylisation, l’intelligence des lignes et des formes, la simplicité des volumes, la beauté formelle et le remarquable traitement anatomique, la fluidité des drapés, la sensualité des corps, quelques raccourcis spectaculaires jouant avec les drapés.