De la nécessité de l’Art – 44e jour (3) Déposition de Croix

Rogier van der Weyden, Déposition de Croix, 1435, Prado, Madrid

La peinture flamande a laissé l’une des Dépositions de Croix les plus époustouflantes de l’histoire de l’art, sous le pinceau de Rogier van der Weyden (Prado, vers 1435), l’œuvre la plus ancienne que l’on puisse lui attribuer avec certitude et son chef-d’oeuvre. La Déposition a été commandée pour la chapelle de la confraternité des archers de Louvain et s’avère singulièrement monumentale (2,2m de haut x 2,6m de large). Au centre, le corps sans vie du Christ, déjà détaché de la croix, est soutenu par Joseph d’Arimathie et Nicodème qui s’apprêtent à le déposer à terre. La Vierge, sur la gauche, dans la même posture d’abandon que son fils, défaille, soutenue par le disciple favori du Christ, Jean et l’une des saintes femmes. A l’extrême droite du panneau, Marie-Madeleine, désespérée, semble elle aussi proche de l’effondrement. Seuls un crâne et un os sur le sol rappelle le lieu de la Crucifixion : la colline du Golgotha.

En plaçant le groupe dans une niche peinte comme un autel, Van der Weyden semble avoir saisi un bref instant pour des siècles. Ses personnages n’ont toutefois rien de figés, le réalisme des traits –qui tous expriment un profond chagrin quoiqu’empreint d’une noble gravité- étant accentué par une représentation quasiment grandeur nature. Ils ont ainsi tout à la fois la tridimensionnalité des retables sculptés –l’espace semble circuler autour d’eux- et le naturalisme propre à la peinture flamande contemporaine. Par ailleurs, le placement du groupe dans une niche souligne la force de la représentation et permet à l’artiste de conserver un fond doré dans la tradition médiévale, lequel lui permet de mettre en avant, par contraste, les personnages. La niche semble assez profonde pour contenir plusieurs d’entre eux, le montant de la croix et l’échelle, mais non l’ensemble du groupe, d’où un sentiment d’intemporalité et d’intensité quelque peu oppressante (l’aide sur l’échelle semble ainsi compressé). Quoiqu’un lien profond réunisse les différents personnages, l’artiste met l’accent sur certains d’entre eux et en tout premier lieu le Christ, au centre, lequel nous fait presque face.

S’agissant d’un tableau d’autel, il faut rappeler que le sacrement de l’Eucharistie –le sacrifice même du sang et du corps du Christ- se déroulait au-dessous pendant la messe. Il émane du corps du Christ, d’une incroyable beauté, une douceur sensuelle, malgré le sang qui s’écoule délicatement de ses blessures. Le second personnage majeur de la toile est la Vierge, tombée au sol, aux formes sculpturales et pesantes, comme morte tant elle est livide –ce qu’intensifie son voile blanc et l’intensité de sa robe bleu lapis-lazzuli-, la tête toutefois soutenue et donc toujours face à nous, majestueuse. Son corps, parallèle à celui de son fils, relie ainsi audacieusement les deux groupes principaux de la composition. Ce parallèle renvoie par ailleurs à la souffrance de la Vierge et à sa participation dans l’acte rédempteur du Christ. Sur la droite, Marie-Madeleine clôt la composition, -au même titre que st Jean sur la gauche, incliné tout comme elle-. Elle porte une superbe robe décolletée révélant une poitrine généreuse et rappelant son ancienne vie, mais son visage est douloureux, de même que celui, à l’émotion moins extravertie toutefois, de la femme affligée placée derrière st Jean, peut être Marie Salomé, qui adopte une attitude proche.

Quelques lignes de force structurent admirablement la composition : la courbe de la cape de Marie-Madeleine se retrouve dans l’ourlet de la robe de brocart de Nicodème puis dans les plis de la robe de Marie ; la courbe du corps du Christ se poursuit dans le bras gauche de Marie-Madeleine et est traversée par une ligne inverse reliant les mains du Christ et de sa mère. Une œuvre où toute la science et le talent de l’artiste semblent portés à leur acmé pour produire une représentation d’une force tout à fait extraordinaire.

Pontormo, Deposizione, cappella Capponi, Chiesa san Felicità, Firenze, 14 juin 2019

Dans un esprit très différent, quoiqu’il s’agisse également du chef-d’œuvre de l’artiste, la Déposition réalisée par Pontormo pour la chapelle Capponi, en l’église Santa Felicita (1526-28), et entourée par de remarquables tondi de son élève Bronzino, se révèle l’une des grandes réalisations du maniérisme florentin. On en relève les caractéristiques principales : élongations des formes, personnages aux hanches larges et aux têtes minuscules, artificialité des couleurs acidulées et raffinées (roses, bleus-verdâtres, orange-écarlate…), d’un éclat remarquable dans l’obscurité de la chapelle, exagération des courbes, contrastes puissants d’ombre et lumière, « horror vacui », personnage repoussoir, de dos, au 1er plan (probablement Marie-Madeleine), raccourcis audacieux, influence michelangélesque etc. Pontormo semble représenter le corps du Christ, non sans similitude avec la Pietà vaticane de Michel-Ange, au moment où, descendu de la croix, retiré des genoux de sa mère, les porteurs vont le déposer. La vierge, désemparée par cette séparation, est encore tournée vers lui. Il émane par ailleurs de l’ensemble des personnages une intense participation spirituelle au chagrin et une atmosphère dramatique.

Selon Antonio Pinelli (« la bella maniera, artisti del Cinquecento tra regola e licenza ». Einaudi, 1993), Pontormo est le peintre de l’immatériel, un visionnaire, à l’inverse de Bronzino, témoin pragmatique de son temps. Le corps du Christ, quoiqu’au torse assez massif, ne semble pas peser, les porteurs –parfois interprétés comme des anges- ne sentent d’ailleurs pas la nécessité d’une posture stable au sol. Ces figures musclées aux postures complexes semblent inspirées des études de Michel-Ange pour la bataille de Cascina. Les contours des formes, les mains et les traits du visage sont admirablement rendus, ce qui témoigne de la puissance de Pontormo en tant que dessinateur, dans la tradition toscane. Le visage du Christ est absent, tandis que celui de sa mère se dilue dans un voile de douleur qui ne fait qu’un avec sa robe, les drapés accentuant cette effet de vision. Quoique la composition adopte une structure pyramidale, elle semble évanescente et extravagante de par cet enchevêtrement de figures, de drapés et de plans, ce que renforce la lumière irréelle qui l’enveloppe, le rythme aérien, l’harmonie fluide, claire et doucement pathétique, la suspension des gestes, l’indécision du sujet entre Déposition, Pietà et Lamentation sur le Christ mort. Le mouvement d’ensemble est par ailleurs ascendant, dû au caractère éthéré des figures et à leur rythme dansant et lent.

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