De la nécessité de l’Art – 47e jour – Arte Povera

Giuseppe Penone spazio di luce 2008 bronze, Tucci Russo studio

En cette nouvelle journée de confinement, je rendrai hommage à Germano Celant, tout juste décédé du coronavirus, en évoquant l’Arte Povera. L’expression, employée pour la première fois par Celant lors d’une exposition, en 1967, trop souvent comprise exclusivement comme l’usage de matériaux pauvres (quand un artiste comme Giuseppe Penone use régulièrement du marbre ou du bronze), entend désigner un art indépendant de l’industrie culturelle mais guidé par une richesse théorique. Il s’agit d’un processus de « déculturation » qui « consiste à enlever, à éliminer, à réduire au minimum de termes, à appauvrir les signes pour qu’ils ne soient plus qu’archétypes ».(Germano Celant)

Cette tendance artistique qui émerge à la fin des années 1960 en Italie se distingue par l’emploi de matériaux naturels ou de récupération, parfois fragiles sinon périssables, une esthétique de l’obsolescence. Elle est animée par un engagement social contre la société de consommation doublée d’une réaction directe au Pop art perçu comme sa célébration. En quête des traces élémentaires de la vie, elle privilégie le processus créatif –qu’elle rend visible- aux dépens de l’objet fini, voué à la contemplation, rejetant la valeur traditionnelle de l’œuvre et une technique unique au profit d’expériences collaboratives, de gestes et attitudes. En effet, l’objet, une fois sur le marché, échappe à l’artiste : les artistes de l’Arte Povera entendent préserver le rapport de l’œuvre à l’artiste et l’intensité de l’idée. Attachés à l’immédiateté de l’expérience et aux phénomènes sensoriels, ils évoquent à travers leurs oeuvres les processus de transformation, les fluides, les énergies potentielles, les dynamiques et les forces contenues dans les matériaux. Le rapport à l’espace est par ailleurs essentiel dans leur pratique, ce qui rejoint là la démarche des minimalistes américains sans pour autant que l’on puisse réduire le mouvement à une version italienne de l’art minimal tant l’esprit et certains principes qui le gouvernent sont autres ; de même, le rapport à la nature rejoint pour partie la démarche du Land art, mais sans en adopter la monumentalité, en restant à échelle humaine. Ils entendent par ailleurs réduire la distance entre l’œuvre et le spectateur, pour combler l’écart entre l’art et la vie et élargir la perception.

Giuseppe Penone, spine d’acacia contatto II ottobre 2010_galerie Goodman

Parmi les artistes les plus emblématiques du courant, je retiendrai Giuseppe Penone, lequel développe une réflexion sur la relation entre nature et culture afin de revenir à l’essentiel et se singularise par la beauté de ses formes et de ses matériaux. Par-delà la richesse de son œuvre, qu’il s’agisse de ses travaux sur l’empreinte, le toucher l’arbre, le moulage, le souffle…, l’artiste s’efforce de retrouver dans sa pratique des processus imperceptibles et cependant vivants, de dévoiler les « énergies à l’œuvre » (croissance, équilibre, érosion, souffle), de révéler la nature dans la culture et inversement. L’arbre est au cœur de son oeuvre, en raison semble-t-il de sa capacité à se transformer, à passer d’une forme à une autre et à se prêter aux métamorphoses les plus étranges.

Je crois aussi qu’en regardant un arbre, on est tous étonné par sa structure, par la façon dont il est fait, par son côté monument vivant. On a cette impression parce qu’il a un temps de vie différent du nôtre. On le croit dur, solide, et dès qu’on regarde ses rythmes, on se rend compte que c’est un élément fluide, animé, avec tout ce que cela suppose. Ce sont précisément ces aspects-là qui m’ont intéressé dès le départ. Et même par la suite, puisque chaque fois que j’ai utilisé le bois, je ne l’ai pas pris en tant que matériau tel que le travaillent les sculpteurs, mais comme arbre.

Giuseppe Penone

La sculpture de Penone cherche à rendre sensibles des processus imperceptibles. Elle calque le processus de l’érosion, mêle nature et artifice, révèle l’arbre caché derrière la poutre remontant ainsi le temps à rebours. Elle interroge le processus créateur lui-même, mêlant le geste de l’artiste, créateur de formes, et celui de la nature, créatrice de forces, tout en mettant à mal l’immobilité traditionnelle de l’œuvre d’art. Elle sonde le temps, l’être, le devenir et tente de cerner l’incernable.

Giovanni Anselmo, Palazzo Querini-Stampalia,Venezia, 25 aout 2017

Autre artiste à s’intéresser aux processus invisibles mais sans la poésie sensible de Penone, Giovanni Anselmo réalise des sculptures à partir de matériaux naturels comme la pierre, le bois, le fer, ou de matières végétales auxquels il tente de rendre leurs qualités originelles et suggérer leurs transformations possibles. Il développe son œuvre autour des notions d’infini, d’invisible, de lointain et d’universel et de leurs contraires, à travers la relation espace/temps, tout en soulignant les notions de tension, d’énergie, d’éternité, de pesanteur, de magnétisme et de gravité, mais aussi d’entropie, de transformation, d’usure.

Jannis Kounellis, 25 ans galleria continua_le 104, Paris, 21 novembre 2015

Autre figure majeure du courant, Jannis Kounellis s’intéresse lui aussi davantage au processus de création qu’à l’objet fini. La « pauvreté » de son art procède autant des matériaux choisis, « bruts », que du rejet de certains acquis culturels bien que l’artiste s’inscrive pleinement dans l’histoire de l’art avec des références directes à Masaccio ou au Caravage dans ses textes. Kounellis s’intéresse particulièrement aux signes de l’ère industrielle qu’il expose en l’état ou détourne, le charbon et le fer en étant pour lui emblématiques voire symboliques. Si l’homme semble absent de ses oeuvres, leur échelle elle, est toujours humaine et interroge le visiteur sur les dispositifs formels et « picturaux ». Ces œuvres sont des images, d’un point de vue plastique, -le visiteur assemblant mentalement les objets qui lui sont présentés-, et surtout d’un point de vue symbolique, par le choix de matériaux qui renvoient aux significations dont ils se sont chargés à travers l’Histoire.

J’ai vu le sacré dans les objets communs.[…] J’aime l’olivier, la vigne et le blé. Je veux le retour de la poésie par tous les moyens : par l’exercice, l’observation, la solitude, la parole, l’image, la subversion.

Michelangelo Pistoletto a fréquemment recours au miroir, le spectateur ne voyant pas une « image », mais devenant partie intégrante de « l’image », ce qui permet à l’artiste de fusionner l’espace et le temps, le sujet et l’objet, le spectateur et l’œuvre. Connu pour ses igloos, Mario Merz y voit de fait la forme organique par excellence, une survivance, un abri, une forme renvoyant aux débuts et à la fin de l’humanité. L’igloo peut être le support d’une revendication tant politique qu’artistique si l’on songe à « l’Igloo de Giap » de 1968 dont les lettres de néon, inscrites en forme de spirale construite grâce à la suite de Fibonacci (laquelle évoque la quête d’harmonie des artistes renaissants ainsi que le rapport de proportion inscrit dans la nature), évoquent les mots du général Giap (Se il nemico si concentra perde terreno, se si disperde perde forza) en pleine guerre du Vietnam. De fait, l’artiste confronte souvent des objets naturels et symboliques à des modèles mathématiques. Autre œuvre de 1968, les « penne di Esopo » de Paolo Pascali rappellent une cible couvertes de flèches en forme de plumes. L’artiste entend ainsi souligner le pouvoir du poète pour qui les mots sont des armes. Singulier parmi les artistes du mouvement, Giulio Paolini entend révéler les éléments constitutifs d’un tableau et faire apparaître les relations que tisse une oeuvre entre l’objet, l’artiste, le spectateur et l’espace d’exposition. Dans la Cariatide, 1980, dessin à la mine de plomb qui s’enroule autour de deux colonnes corinthiennes, la silhouette finement tracée d’un homme qui lève les bras vers le chapiteau semble disparaître, se confondre avec le fût d’une colonne comme si ce dernier en était l’épure, le dessein. « Qu’est-ce encore, un dessin?… La combinaison, si rare et si évidente, par quoi toutes choses se trouvent admirablement à leur place. »

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