Elève de Domenico Veneziano, Piero della Francesca en retient l‘art chromatique, la peinture lumineuse et colorée. S’il assimile nombre d’autres influences au fil de ses déplacements (peinture flamande, art florentin…), il s’émancipe rapidement et se distingue par un style tout à fait personnel et novateur. La Flagellation (Urbino, vers 1455) témoigne de ses recherches dans le domaine de la perspective, le souci d’agencer des figures dans un espace précis, très architecturé, au vocabulaire antique. La composition, très unitaire, se caractérise par un point de fuite unique. L’œuvre se partage en deux parties distinctes, séparées par les colonnes qui soutiennent le portique du palais de Ponce Pilate à Jérusalem où se déroule la Flagellation. La scène principale -le Christ attaché à la colonne du supplice, sous le regard de Pilate, un bourreau prêt à le fouetter- est reléguée à l’arrière-plan, sur la gauche, tandis que trois personnages en raccourci, en demi-cercle, probablement de la cour d’Urbin sans avoir été fermement identifiés quoiqu’il s’agisse manifestement de portraits, sur la droite du panneau, occupent le premier plan, isolés de la scène de la Flagellation par la perspective et la lumière. L’artiste exprime à merveille la présence des trois personnages en pleine discussion. Leurs regards expriment une activité mentale intense, soutenue par leur gestuelle. L’homme placé sur la droite porte un admirable brocard bleu et or plus flamand qu’italien, son âge, son impassibilité, la richesse de son vêtement signifiant l’homme de pouvoir. Piero della Francesca se référant précisément aux Evangiles, dans lesquels la Flagellation a lieu la nuit, la partie gauche est dans une lumière douce et atténuée, artificielle ; tandis que la partie droite, à l’extérieur, baigne dans une lumière matinale, plus claire. La lumière permet à Piero della Francesca de définir les contours et des volumes très cernés, très nets. La couleur en découle, avec une dominante de valeurs claires qui confèrent une plénitude lumineuse.
Conservé à la National Gallery de Londres, le baptême du Christ (vers 1440), panneau central d’un retable commandé par l’église de l’abbaye camaldule de Borgo San Sepolcro, témoigne d’une économie nouvelle. Quoique centrée sur le Christ et tout aussi architecturé que la Flagellation, en dépit du cadre paysager baigné d’une douce lumière, j’insisterai sur la qualité du traitement des trois anges placés sur la gauche de la toile, de couleurs différentes, le premier de ¾ dos, le second de face, le 3e de ¾ mais liés par leur gestuelle. L’artiste s’inpire de la sculpture antique et contemporaine (les putti de la cantoria de Luca della Robbia de la cathédrale de Florence, 1432-38) : ainsi, l’ange blanc, le vêtement très marqué comme une ronde-bosse, ressemble à un aurige antique, à l’anatomie parfaite, entièrement structuré par la lumière et l’ombre qui dessinent les plis, les volumes ; ses pieds et son drapé exprimant le mouvement. L’ange en bleu nous regarde, afin de nous intégrer au groupe de personnages qui assistent au baptême. La couleur caractérise chaque personnage, le rouge, le blanc et le bleu des anges renvoyant à la Trinité avec en arrière-plan une référence aux conciles pour la pacification des églises d’Orient et d’Occident du 1er XVe siècle.
Autre scène religieuse magistralement traitée par Piero della Francesca, qu’il s’agisse du panneau supérieur du polyptyque de st Antoine (Perugia, 1470) ou de la fresque réalisée à Arezzo (1452-66), les Annonciation de l’artiste s’inscrivent dans une architecture remarquable et un sens du détail témoignant de sa volonté de dialogue avec la peinture flamande, particulièrement dans le polyptyque de st Antoine commandé pour le couvent de st Antoine de Padoue et réalisé à l’huile. La Vierge est ici séparée de l’archange Gabriel par une incroyable colonnade de cloître en perspective -point de fuite de la composition-, détaillant par le jeu d’ombres et de lumières chaque chapiteau, chaque architrave, chaque colonne, les décorations murales, non sans évoquer la maîtrise perspective d’un Masaccio (Trinité, santa Maria Novalla, Firenze, 1425-28) de part l’unité spatiale obtenue. Dans l’Annonciation peinte à Arezzo, quoique sans rapport avec la légende de la Vraie Croix, thème du cycle de fresques d’Arezzo, une simple colonne sépare les deux protagonistes, le point de fuite étant singulièrement placé à droite, derrière la Vierge, présentée de face, sereine, la tête recouverte d’un voile transparent, dans une superbe architecture à la romaine, ornée de marbres rouge et vert tandis que l’archange, de profil, lui transmet le message de Dieu, représenté dans le ciel et qui envoie le Saint-Esprit.
Seul fragment du polyptyque de st Augustin de Borgo san Sepolcro, st Julien (1453-54) est exemplaire du style de Piero della Francesca : un beau visage cerné de cheveux dorés, un buste portant un riche vêtement rendu doux et volumineux par l’usage de la lumière, un regard absorbé, des contours nets, des formes bien définies…St Julien rappelle le prophète Jérémie d’Arezzo (1452-66). Sans évoquer dans le détail le superbe cycle de fresques réalisé à Arezzo par Piero della Francesco sur la légende de la Vraie Croix, d’après Voragine, d’une grande complexité narrative, j’en relèverai simplement quelques détails, tels que l’admirable jeune homme nu, de dos, dans la mort d’Adam, lequel croise très naturellement les jambes, appuyé sur un bâton, comme le génie funéraire d’un sacrophage romain. Quelques mots en revanche sur plusieurs portraits de l’artiste.
Le portrait d’une grande rigueur de Sigismond Malatesta, seigneur de Rimini, du Louvre (1451), probablement antérieur à la fresque du Tempio Malatestiano qui représente également le condottiere de profil, agenouillé devant son saint patron Sigismond, se dessine sur un fond uni selon un fier profil. Il s’inspire d’une médaille réalisée par Pisanello en 1445 et constitue un portrait officiel, le premier portrait de chevalet de Piero della Francesca. L’artiste réalise un portrait scuptural avec une expression de cruauté implacable. Il semble peindre avec en tête des formes géométriques et tridimensionnelles, des volumes, qu’il traduit ensuite en figure par le rendu des contours, le travail de la lumière qui modèle les formes et une perception unique de l’espace. La monumentalité fondée sur le traitement des volumes et le recours à la géométrie évoque Masaccio, tandis que la vérité charnelle du visage, le rendu des carnations, le traitement du vêtement, l’emploi d’une lumière qui vient de gauche et éclaire le visage, valorise les traits, témoignent de l’influence flamande (van der Weyden) même si l’artiste se révèle plus synthétique.
Autre portrait ou plutôt double-portrait tout à fait exceptionnel, et également de profil -symbole de pouvoir en ce qu’il rappelle les médailles antiques-, les portraits de Federico da Montefeltro et de son épouse Battista Sforza (Offices, Florence, 1465-66) se dessinent sur le vaste paysage de collines, de plaines, de cours d’eau de Montefeltro en perspective aérienne qui unifie les deux panneaux, avec une admirable maîtrise de la profondeur et du volume. Les volumes sont nettement cernés mais les contours sont légèrement atténués, structurés par les traits, les formes plus que la lumière. Les deux visages sont baignés dans la lumière du ciel, avec des traits d’une vérité simple (froideur de Sigismond, intelligence et caractère de Battista), nobles par leur dignité naturelle. Le souci du détail se retrouve dans le traitement des bijoux de Battista, les rides et les imperfections du duc. Il s’agit là d’une composition tout à fait inédite de par le basculement soudain entre des plans de perspective très éloignés, le lien étroit entre le paysage et les portraits signifiant par ailleurs le pouvoir du couple ducal sur son territoire. Le verso du diptyque représente le couple ducal en triomphe sur un char conduit par des cupidons, chacun avec des vertus personnifiées (vertus cardinales s’agissant de Federico, vertus théologiques s’agissant de sa femme).
A noter enfin le merveilleux tableau du musée Thyssen de Madrid, portrait de jeune garçon peut-être identifiable à Guidobaldo da Montefeltro (1483), fils du couple ducal du portrait des Offices et très proche de la composition et du rendu du volume du portrait de Sigismondo Malatesta du Louvre. Le jeune garçon est représenté de profil, se détachant nettement sur un fond noir, dans des tons chair pâles et magnifiquement drapé de rouge et or, derrière un parapet.