De la nécessité de l’Art – 4e jour – Giacometti

Alberto Giacometti, trois hommes qui marchent, 1948 et Giacometti, la clairière, 1950_Musée Maillol, Paris, décembre 2018

Autre artiste majeur dans mon rapport passionnel et existentiel à l’art : Alberto Giacometti. J’imagine que découvrir cet artiste à l’adolescence m’a particulièrement marquée, comme toute œuvre artistiquement, musicalement forte lorsqu’on est en pleine construction de soi-même. Une résonance singulière tout comme « l’œuvre au noir » de Soulages…Non le Giacometti surréaliste des années 30, quoique ces œuvres incroyablement épurées, évocatrices et cependant cruelles et violentes (« objet désagréable », 1931, « la boule suspendue », 1930-31, « la pointe à l’œil », 1931, « Femme égorgée », 1932) n’aient de cesse d’étonner, mais celui de l’après-guerre, des Femmes de Venise, de « l’Homme qui marche », 1960, de « l’homme qui chavire », 1950, de « trois hommes qui marchent », 1948. Celui qui triture la matière encore et encore, lentement, à la recherche de l’humain, du vivant, -le regard, toujours inatteignable car il ne s’agit aucunement de se contenter de représenter un œil, mais la vie même-, du sentiment de légèreté d’un corps en marche (à l’opposé, pour l’artiste, de la pesanteur d’un homme évanoui ou mort).

Alberto Giacometti, homme qui chavire, 1950_Fondation Vuitton, mai 2018

Giacometti prépare ses œuvres par des dessins –le dessin, la ligne, étant au fondement de toute sa pratique artistique-, des dessins très épurés, tel celui qui annonce « l’homme qui chavire » de 1950 où une seule ligne esquisse la courbe du corps et une diagonale exprime la chute, le mouvement des membres et des têtes, tandis que la silhouette se détache avec virtuosité d’une base carrée, suffisamment solide pour ancrer physiquement la figure filiforme mais tellement étroite que celle-ci la déborde dans sa chute, expérience fondamentale, qui devient le sujet premier de l’oeuvre. De fait en 1946-1947, après de nombreuses recherches pour se détacher de la sculpture traditionnelle, pour représenter le modèle comme vu à distance dans l’espace, il s’est rendu compte en dessinant des passants qu’ils surgissent, sans poids, comme des ombres, longues et minces. Il découvre alors un style correspondant à sa propre perception du monde. Il commence à voir les êtres dans le vide, dans l’espace qui les entoure : « J’avais tout d’un coup pris conscience de la profondeur dans laquelle nous baignons ».

Le portrait perd de sa ressemblance mais devient un élément vivant dans l’espace, les formes s’évanouissent, marchent, s’allongent et s’amincissent, d’où la reprise continuelle des mêmes modèles, Diego, Annette…car ceux-ci sont toujours fuyants, distants, laissant émerger l’inconnu, le vide alentours, dans une violence retenue. « Au lieu d’être des figures, ça devenait des taches blanches et noires, insignifiantes, inconnues, jamais vues, l’homme devenait une espèce d’inconnu total, mécanique ». […] « Quelque chose de vif et mort simultanément. […] Tous les vivants étaient morts ». Une présence, une apparition, une forme qui se défait, toujours insaisissable. L’allongement des figures, la présence inédite du socle permettent de saisir la figure dans le vide, lui conférant un certain volume tout en les tenant à distance, une distance irréductible, Autrui.

Alberto Giacometti, Homme traversant une place, 1949_Musée Maillol, Paris, octobre 2018

Qu’elles soient solitaires ou groupées, qu’il s’agisse de l’« Homme traversant une place », 1949, lieu fascinant pour l’artiste de la grande solitude, celle que l’on ressent dans la foule ; de « Trois hommes qui marchent », 1948, trois hommes qui se croisent sans se voir, qui s’ignorent, les pieds ancrés au sol par le socle mais comme en route, silencieusement, vers le néant, au bout de la place ou encore des neuf figures de « la clairière », 1950, unies par un même socle mais néanmoins isolées, ne communiquant pas entre elles, les figures de Giacometti se tiennent de fait toujours à distance et interrogent merveilleusement l’inconnaissable, l’inatteignable que constitue l’Autre : un autre moi, un sujet mais radicalement étranger à ce que je suis et irréductible par la connaissance qui revient à objectiver, dirait Lévinas.

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