![](https://www.instantartistique.com/wp-content/uploads/2021/04/The-Nightmare_1781_Detroit-1024x816.jpg)
« Extrême en tout », selon son ami le physiognomoniste Lavater…Peintre du blasphème, de la luxure et du sang d’après son élève Benjamin Hayden, peintre de la volupté, des créatures hallucinées et du sublime, s’inscrivant pleinement dans l’esthétique du sublime définie par Burke au milieu du XVIIIe siècle, fondée sur la terreur et cependant source de « delight », tel est Johann Heinrich Füssli. Erudit parlant couramment le grec et le latin, il découvre pendant ses études de théologie Homère, Shakespeare, Milton et la mythologie, notamment germanique, et s’oriente assez tardivement vers l’Art, un art fortement marqué par la littérature et le théâtre, particulièrement le théâtre shakespearien, qu’il a illustré et peint (« Lady Macbeth aux poignards », « Garrick and Mrs Pritchard » s’inspire à l’origine de la reproduction picturale d’une scène vue au théâtre, que l’artiste réduira au fil des versions aux signes matériels essentiels pour se concentrer sur les effets dramatiques ; « Lady Macbeth somnambule», 1784, Louvre, représente une scène de la pièce shakespearienne sans doute la plus représentée à la fin du XVIIIe).
Füssli, lady Macbeth somnambule, Louvre, 1784 Füssli, Lady Macbeth with the Daggers, 1812 Füssli, Gertrude, Hamlet and the Ghost of Hamlet’s Father, 1785
Son œuvre est à l’opposé de son enseignement à la Royal Academy, où il enseigne les règles académiques qu’il tend à contourner dans ses propres toiles. Certes, les visages de ses personnages témoignent parfois d’une référence classique dès lors qu’à ses yeux le sublime ne s’accommode par d’une individualisation des traits et induit la représentation de types, de héros, plus que le portrait mais leurs corps ont une souplesse très éloignée de cette-dernière. De fait, conformément à l’enseignement artistique du temps, il est resté près d’une décennie en Italie et a été marqué par la terribilità du Michelangelo de la chapelle Sixtine et l’antique –ce dont témoigne à merveille un dessin conservé au Kunsthaus, Zurich, « l’artiste désespéré devant la grandeur des ruines antiques » (1778-1779) mais on observe dans ses toiles un primat de l’imagination sur la vérité anatomique, un attrait pour les poses exagérées, maniérées selon Goethe, et pour les situations dramatiques souvent inspirées de la littérature, une noirceur qui fait de lui le précurseur des romantiques, un artiste à la charnière entre classicisme (précision du dessin, clarté formelle) et romantisme (coloris profonds, ombres mystérieuses, sentiment de terreur).
S’il est une œuvre à retenir, c’est à l’évidence « le Cauchemar », peint à plusieurs reprises par l’artiste qui avait un rapport obsessionnel avec certains thèmes, certaines compositions, qu’il reprenait parfois plusieurs décennies après une première version. Une œuvre qui échappe par ailleurs aux catégories de l’époque, ne relevant ni du portrait, ni de l’allégorie, ni de la peinture d’histoire, mais produit de l’imagination de son auteur. Une œuvre qui, malgré les nombreuses interprétations auxquelles elle a donné lieu, demeure mystérieuse.
Dans la version de Detroit (1781), une jeune femme est étendue –Füssli s’inspire de la Diane endormie antique (le bras replié derrière la nuque)-, inconsciente sinon morte à en croire la pâleur de son teint qui rompt avec l’obscurité ambiante de la chambre où les bruns et les rouges sombres quelque peu infernaux dominent, sur un lit désordonné, victime d’un monstrueux cauchemar. Elle ne voit pas les démons qui la visitent : une créature démoniaque, sorte d’incube, assise sur son ventre, un cheval (inspiré d’une toile de Salvator Rosa et des dompteurs de chevaux antiques du Quirinal), aux yeux exorbités, blancs, qui, comme saisi d’un rire sinistre, observe cette scène terrifiante à travers de lourds rideaux. Selon les interprétations, c’est le cheval ou le « lutin » qui chevauche la jeune femme qui incarnerait le cauchemar. Dans les croyances médiévales, ce-dernier renvoie à des morts, souvent accompagnés de chevaux surnaturels, revenant écraser leur victime : il ne s’agit donc pas seulement de mauvais rêves. Par ailleurs, en anglais, étymologiquement le terme nightmare signifie « jument de la nuit » et le cheval est un ancien symbole de sexualité et le messager de la mort. L’association entre le sommeil et la mort se retrouvera dans une toile comme « le rêve du berger », 1793 (Tate Gallery). Certaines mythologies évoquent quant à elles un esprit (« mara »), dont le cheval serait la monture, qui visite les femmes endormies et les étouffent. La présence au dos du tableau du portrait d’une femme dont était vainement épris l’artiste suggère une autre lecture selon laquelle s’exprimeraient ici une frustration sexuelle, des désirs inassouvis, le démon et le cheval symbolisant virilité et érotisme (érotisme accentué par le corps alangui de la femme, le démon écrasant son corps de son poids, la chevauchant sinon la violant, le cauchemar s’assimilant alors à un coït avec le diable…).
La version de Francfort accentue la déformation du corps de la jeune femme, la poitrine et la tête totalement à la renverse, pour exprimer l’oppression qu’elle subit de la part de la créature démoniaque, la tête du cheval qui écarte les rideaux est plus frontale et fantomatique. « Le Cauchemar » a sans doute inspiré à Goya une œuvre telle que « Le songe de la raison engendre des monstres » et n’a cessé de fasciné…Freud, les surréalistes… Enfin, une autre interprétation s’appuie sur les paroles de Mercutio dans Roméo et Juliette de Shakespeare, selon laquelle « le Cauchemar » représenterait les sortilèges de la reine Mab, fée des mauvais rêves dans les traditions médiévales anglaises :
Oh, je vois bien, la reine Mab vous a fait visite. . . . C’est dans cet apparat qu’elle galope de nuit en nuit à travers les cerveaux des amants qui alors rêvent d’amour . . . C’est cette même Mab qui, la nuit, tresse la crinière des chevaux et dans les poils emmêlées durcit ces noeuds magiques qu’on ne peut débrouiller sans encourir malheur. C’est le stryge qui, quand les filles sont couchées sur le dos, les étreint
Cette lecture permet de rapprocher « le Cauchemar » d’une toile contemporaine, « le rêve de Belinda » (Vancouver), anciennement intitulée « Queen Mab ». Par-delà un style voisin (lumière et clair-obscur, trait précis), les deux toiles représenteraient le monde imaginaire et cauchemardesque de femmes vulnérables, sous l’influence néfaste de Mab.
![Follow us on Facebook Facebook](https://www.instantartistique.com/wp-content/plugins/social-media-feather/synved-social/image/social/regular/96x96/facebook.png)
![Subscribe to our RSS Feed rss](https://www.instantartistique.com/wp-content/plugins/social-media-feather/synved-social/image/social/regular/96x96/rss.png)
![Share on Facebook Facebook](https://www.instantartistique.com/wp-content/plugins/social-media-feather/synved-social/image/social/regular/96x96/facebook.png)
![Share by email mail](https://www.instantartistique.com/wp-content/plugins/social-media-feather/synved-social/image/social/regular/96x96/mail.png)