
En 1506, le groupe sculpté du Laocoon, est déterré à Rome. Il s’agit probablement d’une copie de l’original grec évoqué par Pline l’Ancien dans l’histoire naturelle : « D’un seul bloc de pierre les grands artistes Agésandros, Polydoros et Athénodoros de Rhodes réalisèrent Laocoon, ses fils et des noeuds de serpents magnifiques, grâce à l’accord de leur idée », laquelle représente le prêtre troyen Laocoon et ses deux fils attaqués par des serpents. Au cours du XVIIIe siècle, l’oeuvre fait l’objet de vifs débats, lesquels posent la question du Beau et de ce que peut ou non représenter l’Art.
Une noble simplicité et une grandeur tranquille, tant dans l’attitude que dans l’expression, voilà en définitive le trait général qui distingue par excellence les chefs d’œuvre grecs. De même qu’en son fond la mer demeure toujours calme, si furieuse qu’en soit la surface, de même l’expression des effigies grecques, quelle que soit la passion qui les agite, fait paraître une âme grande et toujours égale. Pareille âme se révèle sur le visage du Laocoon, pourtant dans la plus vive souffrance, et non point seulement sur son visage. La douleur émerge de tous les muscles et de tous les tendons. Sans avoir égard au visage ni à d’autres parties du corps, nous croyons presque l’éprouver nous-mêmes rien qu’à voir la construction douloureuse de l’abdomen. Et pourtant, c’est sans fureur sur son visage ni dans toute son attitude que s’exprime une telle douleur. Elle ne fait pas retentir le formidable cri que sa lèvre module dans le chant de Virgile [« il jette vers les cieux des cris épouvantables », Enéide, II, 216-263] : l’ouverture de la bouche ne le permet pas. C’est bien plutôt un râle de gêne et de suffocation, tel que le décrit Sadolet. La douleur du corps et la grandeur d’âme tiennent entre elles balance égale dans toute l’architecture de la statue. Laocoon souffre, mais il souffre, comme chez Sophocle, Philoctète : sa détresse pénètre jusque dans notre âme, mais nous voudrions pouvoir la supporter comme ce grand homme la supporte. L’expression d’une si grande âme ne peut être simplement un reflet de la belle nature : il fallait que l’artiste sentît en lui-même la force morale qu’il imprimait au marbre. La Grèce possédait un artiste et un philosophe dans la même personne.
Johann Winckelmann, « Pensées sur l’imitation des œuvres grecques en peinture et en sculpture », Allia, 2005
Selon Winckelmann, le fait que le prêtre du Laocoon –reflet du canon de Polyclète selon lui-maîtrise sa douleur en retenant son cri reflète une force morale. Il étudie l’opposition entre l’effet produit par le corps du prêtre et celui né des traits du visage : le ventre douloureusement contracté, les muscles tendus, la poitrine opprimée, le cou gonflé, suffisent à traduire la douleur sans qu’il faille comme Virgile, dépeindre des cris horribles. L’esprit s’efforce de concentrer le tourment qui l’agite, retient les soupirs, comprime l’abdomen. La grandeur d’âme se lit sur son visage, le regard empli de compassion pour la souffrance de ses enfants, implorant le ciel : l’œuvre exprime un drame contrairement aux Niobides, comme insensibles. La douleur du corps et la grandeur de l’âme sont réparties avec la même vigueur dans toute la figure où elles s’équilibrent.

En 1766, Lessing consacre un texte au groupe sculpté :
Un demi connaisseur en conclurait peut-être que l’artiste est resté au-dessous de la nature, qu’il n’a point atteint le vrai pathétique de la douleur ; mais il n’en est pas moins incontestable que c’est en cela même que sa sagesse a principalement brillé. Il est des passions et des degrés de passion qui se manifestent sur le visage par les contractions les plus hideuses, et dans le corps par des attitudes si violentes, qu’elles détruisent toutes les lignes de beauté qui le circonscrivent dans un état de repos. L’artiste de l’antiquité s’abstenait entièrement de rendre ces passions extrêmes, ou bien il les prenait à un degré moindre, qui souffrait encore une certaine mesure de beauté. […] Appliquons cette idée au Laocoon […] Quel était ici le but de l’artiste ? La suprême beauté, sous la condition donnée de la douleur corporelle. Cette douleur dans toute sa violence aurait détruit la beauté. Il fallut donc la réduire; il fallut réduire les cris à des soupirs ; non que les cris décèlent une âme faible, mais parce qu’ils défigurent le visage et en rendent l’aspect dégoûtant. Qu’on ouvre seulement en idée la bouche du Laocoon et qu’on juge : qu’on le fasse crier et qu’on voie ! D’une figure qui nous inspirait la pitié, parce qu’elle exprimait à la fois la beauté et la souffrance, nous aurons fait une hideuse image dont nous voudrions détourner les yeux, parce que l’aspect de la douleur nous importune, sans que la beauté de l’objet souffrant puisse changer ce sentiment importun dans le doux sentiment de la compassion. La simple ouverture de la bouche (sans parler de la contraction dégoûtante et forcée qu’elle produit dans le reste des traits), forme dans la peinture une tache, et dans la sculpture un creux de l’effet le plus désagréable. […Tout comme le dégoût, la laideur] blesse la vue, choque notre goût pour l’ordre et l’harmonie, et fait naître l’aversion, sans qu’il soit besoin d’avoir égard à la réalité de l’objet où on la trouve.
Lessing, Laocoon ou des limites respectives de la peinture et de la poésie, 1776
Selon Lessing, malgré la souffrance qui lui est infligée, Laocoon ne crie pas, il étouffe sa douleur car une vive douleur, de même que la fureur, sont inconciliables avec la Beauté (beauté des formes, des corps, des expressions) –première des lois plastiques chez les Grecs-. Il y a donc un irreprésentable en art, et le pathos antique est réservé au théâtre. Le texte de Lessing repose en effet sur l’analyse comparative du groupe sculpté et de la description poétique antique (Virgile, Homère) et met en exergue les moyens propres à chaque mode d’expression, moyens influant sur le mode de représentation. La polémique naît de l’origine de la maîtrise des passions perceptible dans le Laocoon : selon Winckelmann, cela reflète une morale stoïcienne, selon Lessing, un souci esthétique, un désir de ne pas troubler l’harmonie des lignes (les artistes ne représentent pas les cris épouvantables décrits par Virgile car ils déformeraient les traits : le cri est inesthétique, l’art a son propre langage et la représentation d’une expression véhémente serait contradictoire avec la beauté d’un visage). Il prône le respect impératif de la Beauté aux dépens de l’expression des passions. Toutefois, une ligne simplifiée peut exprimer le paroxysme de la douleur et concilier ainsi Winckelmann et Lessing, idéalisation et expression d’une tension extrême, comme certaines sculptures de Canova.
Winckelmann et Lessing ne sont par ailleurs pas les seuls théoriciens de l’esthétique du XVIIIe siècle. A l’Académie à Paris, en 1760, le comte de Caylus fonde le concours annuel de la tête d’expression, laquelle change les traits du visage, altère les formes et la disposition du corps et qu’un Messerschmidt ou Dantan pousseront à leur extrême. En 1757, Edmond Burke écrit « Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau » où il pose la douleur comme origine du sublime et ouvre la possibilité de l’expression de la laideur dans l’Art.
Bernini, l’âme damnée, 1619 Attr. Antonio Lombardo, tête du fils ainé du Laocoon, 1515 Vinci, étude de tête, 1504-05 Permoser, Marsyas, 1680-85
Tout ce qui est propre, de quelque façon que ce soit, à exciter des idées de douleur & de danger, je veux dire tout ce qui est, de quelque manière que ce soit, terrible, épouvantable, ce qui ne roule que sur des objets terribles, ou ce qui agit de manière à inspirer de la terreur, est une source du sublime ; c’est-a-dire, qu’il en résulte la plus forte émotion que puisse éprouver l’esprit. […] Je dis la plus forte émotion, parce que je sais que les idées de douleur ont beaucoup plus de pouvoir que celles qui viennent du plaisir. […] Comme la douleur agit avec plus de force que le plaisir, la mort est en général une idée qui affecte plus que la douleur. Il n’y a point de douleur, quelque vive qu’elle soit, que l’on ne préfère à la mort. Ce qui rend la douleur même, si je puis m’exprimer ainsi, plus douloureuse encore, c’est qu’on la regarde comme l’émissaire de la terreur des terreurs. Quand le danger & la douleur nous poursuivent de trop près, il est impossible qu’ils [ne] produisent aucun contentement […]. Mettez y des intervalles, des distances […] vous pourrez y trouver du contentement.
Edmond Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, 1757
Préault, tuerie, 1834 Courbet, le Désespoir, 1844-45 Géricault, le Radeau de la Méduse (détail), 1818 19
A la fin du XVIIIe siècle et au XIXe siècle, de fait, la situation évolue, la pensée du pathos s’autonomise peu à peu (Goethe, puis Warburg) et de nouveaux types expressifs souvent extrêmes apparaissent (Courbet, Géricault, Préault…), lesquels rendront possible, en 1893, une œuvre telle que le Cri de Munch.
Né d’une expérience sensorielle concrète (« Je sentis comme un cri à travers la nature »), le Cri est la représentation picturale même de l’angoisse existentielle moderne. Anticipé par une toile comme « Désespoir », 1892, qui dépeint un homme de dos, seul, coiffé d’un chapeau mou, absorbé dans ses pensées, qui se penche au-dessus d’une rambarde, le Cri, expression authentique d’un esprit en désarroi, en développe le thème. Sa force expressive naît de l’usage intensif des ondulations rythmiques qui animent le paysage tout en créant une sensation de vide, et des traits rectilignes qui, par contraste, dessinent le « chemin de montagne » et la rambarde de la falaise d’Ekeberg surplombant Christiana. Ces-derniers s’élancent en diagonale dans la toile, dans un effet perspectif intense et agressif, tandis que les formes arrondies du paysage évoquent un gouffre. Au 1er plan, une figure hallucinée, pâle, fantomatique et verdâtre comme en écho au paysage, le corps tordu de douleur, la bouche béante, les yeux sans les pupilles qui permettent d’observer le monde extérieur, incarne l’angoisse intérieure tandis qu’au loin on devine deux hommes, deux ombres, de dos.
Le tableau a été peint, sur carton, avec une grande liberté, de larges touches balayant la surface d’un mouvement spontané. Les couleurs sont brutalement juxtaposées : un ciel sanglant, un gouffre verdâtre…L’artiste reprendra le thème à différentes reprises.



