De la nécessité de l’Art – 56e jour – Gormley

Anthony Gormley, another time, Nuit Blanche 2014

En ce 56e et dernier jour de confinement, je songe à une installation d’Anthony Gormley présentée lors de la nuit blanche 2014. Une belle métaphore de notre situation actuelle…Une statue d’homme, immobile, placé sur le toit de la Sorbonne, face au Panthéon où reposent les grands hommes qui ont fait l’histoire de France, près de 15 mètres au-dessus du sol, au bord du vide…L’un de ces hommes de fer réalisés grâce à un moulage pratiqué sur le corps de l’artiste lui-même -puis à l’aide de repères scannés-, reproduit industriellement et portant des traces de son processus de création. Une œuvre sur la notion de corps comme lieu de mémoire et de transformation, défiant le vide et la pesanteur.

Sculpteur majeur de la scène britannique relevant comme Anish Kapoor ou Tony Cragg de la New British Sculpture, Antony Gormley représente des silhouettes masculines, souvent à échelle 1, massives, nues, en différents matériaux (bronze, fer…). Ces sculptures aux visages non personnifiés et dans une posture souvent hiératique et neutre (les bras le long du corps), incarnent l’Homme, explorant avec recul ses relations avec l’espace architectural ou naturel, avec son histoire, « dans le flux du temps vécu » selon l’artiste –à rebours de l’histoire de la sculpture occidentale qui s’est intéressée au mouvement (de même qu’il rejette toute idéalisation ou réflexion sur le Beau, les proportions, représentant le corps tel qu’il est)-. Gormley traite de la tension entre l’être et le néant et l’idée que toute culture tente d’inscrire une trace de présence humaine dans un monde en mutation. Ses sculptures creuses –Gormley parle de « bodycases »- sont des résidus de présence, signe plutôt que réalité du corps.

« Another time » est une suite d’une centaine de sculptures dispersées dans le monde (Londres, Kunisaki au Japon, Fuslam Rock à Margate, Folkestone, Paris…), chacune avec une orientation propre et témoignant de ce que c’est que d’être au monde, être vivant, habiter un corps, seul dans l’espace et le temps, tandis qu’une autre centaine de sculptures identique (« Another place », 2007) est installée en permanence sur Crosby Beach à Liverpool, face à l’horizon, à douze degrés au sud-ouest. Cette-dernière installation, présentée à l’origine, en 1997, dans l’un des principaux ports allemands d’émigration vers l’Amérique, traite du thème de la migration :

The human need to imagine another life in another place and the founding of a better life on better principles. But in today’s scientific, rational and globalised world we know there is no better place. In some way we have to deal with the here and now and so in a way the work measures the distance between the shore and the horizon through repeated human forms.

L’artiste interroge le corps comme lieu et l’architecture comme principal facteur conditionnant notre appréhension de son environnement, et au-delà la nature de la sculpture. Si son travail passe par le corps, ce n’est pas sa représentation en tant que telle qui l’intéresse mais l’espace où le corps se situe, que le corps habite :

When making Bed [1980] I had this revelation that between what we eat and how we shelter ourselves was our condition and it became obvious that I had to address this in the most direct way possible and use my own experience as a template.

Gormley interroge la friabilité des frontières entre continu et discontinu, dedans et dehors, induisant en nous un regard extériorisé sur notre existence au monde, notre espace intérieur fonctionnant comme mesure de l’espace qui nous sépare de l’autre (« We exist in space but space also exists in us », Anthony Gormley, on sculpture). L’art participe pour lui de la connaissance de soi et pour faire sens et participer de cette connaissance de soi, l’œuvre ne peut qu’être un lieu au monde, reflétant des préoccupations existentielles -l’œuvre incarne une condition que l’artiste perçoit essentiellement fugace- et archéologiques.

Marqué par le post-minimalisme d’un Richard Serra et le Land art (Robert Smithson, Walter de Maria), artistes qui étudient la relation entre la sculpture et l’espace, l’œuvre de Gormley témoigne aussi d’un questionnement sur le lien entre art et société, une approche plus anthropologique de l’art. Ses premières œuvres, telles que Bed, sondait d’ailleurs le corps absent, des empreintes de son corps dans la matière. Il s’efforce par la suite, à travers ses œuvres, de révéler la dimension sociale cachée de chaque paysage.

J’interromps avec « Another Time » ce « journal de confinement » qui m’a permis de rester quotidiennement au contact d’œuvres que j’aime, de lire ou relire des articles, pages de catalogues d’exposition, écrits d’artistes tout en les faisant peut-être découvrir ou redécouvrir à ceux d’entre vous qui suivent cette page. Les galeries d’art et « petits musées », dont j’attends de connaître la liste, vont enfin ré-ouvrir et je vais donc retrouver cette possibilité de me confronter régulièrement à l’Art qui m’a tant manqué ces deux derniers mois…A très bientôt.

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