Raphaël réalise ses portraits les plus impressionnants au cours des dernières années de sa vie. Le portrait de Baldassare Castiglione, conservé au Louvre, en est la quintessence. Sa datation demeure incertaine car d’après des documents d’époque, Raphaël aurait peint un autre portrait de son ami, perdu, l’une des œuvres daterait de 1514-1516, la seconde de 1519. Baldassare Castiglione, humaniste, poète, auteur de « Il Cortegiano » où il définit l’idéal de l’époque, ambassadeur de seigneurs italiens auprès de Rome puis nonce apostolique en Espagne, fut également l’ami et le conseiller du peintre avec lequel il partageait les mêmes idéaux de beauté et d’harmonie. Dans son célèbre ouvrage, il conçoit la vie comme un art par le développement harmonieux de toutes les capacités humaines et recommande au courtisan de savoir dessiner et bien connaître l’art de peindre. Il établit par ailleurs un lien officiel entre peinture et cour, préconise l’inventivité et l’originalité absolue de l’artiste et la violation des règles, en vertu de la grâce, élément décisif du texte et que maîtrise au plus au point Raphaël, laquelle naît de la « sprezzatura » (impression de facilité, art de cacher l’art ; la grâce étant définie par Castiglione comme l’absence d’affectation, une force de caractère bien au-delà d’un simple charme extérieur). Ces idées eurent une influence décisive sur la théorie de l’art.
Baldassare Castiglione est représenté, enveloppé d’une lumière diffuse, de trois-quarts gauche, le buste légèrement en diagonale, le visage presque de face, le regard dirigé vers nous, à mi-corps. Probablement assis sur un fauteuil Savonarole, un bras disposé le long du bord inférieur de la toile, ses mains jointes au premier plan, dans l’angle inférieur gauche, sont partiellement représentées afin de renforcer la présence du modèle. L’artiste parvient magistralement à renouveler cette disposition alors assez fréquente, -hommage subtil à la Joconde, et qu’il reprendra dans le portrait de Laurent de Médicis (New-York), de Julien de Médicis (New York), de Jeanne d’Aragon (Louvre)-, par la proximité physique et psychique qu’il traduit en choisissant un point de vue à hauteur du regard du modèle. Un élégant béret à bords découpés, ajusté avec un turban, lui sert formellement à encadrer le visage et esthétiquement à dissimuler une calvitie. La palette de l’œuvre, à dominante froide, faite de gradations subtiles alliant des teintes de gris velouté, de taupe, de blancs et de noirs, exaltées par une lumière feutrée et assez égale où s’estompe, sur la droite, l’ombre portée du modèle, témoigne de l’influence d’un Titien et se révèle d’une incroyable beauté quoique des plus sobres.
Cet équilibre tonal dans une gamme monochrome et harmonieuse n’est relevé que par quelques détails : le rose des lèvres, le bleu intense du regard. L’artiste multiplie des touches légères mais fondues, une exécution rapide, exploitant par ailleurs la trame fine de la toile pour rendre les textures et draperies. Des touches noires font ressortir la couleur et le mouvement de la fourrure et ponctuent les extrémités de la figure : manches, béret, veste, tandis que les contours adoucissent l’ensemble. Les teintes de l’arrière-plan se retrouvent dans les sourcils et la barbe, les bandes de fourrure. La chemise blanche permet enfin d’unir les différentes variations de teintes tandis que la lumière éclaire le visage par le bas. Tout valorise le regard. La grande qualité de la toile réside par ailleurs dans l’expression du modèle, lequel ne pose pas mais semble saisi dans un instant de convivialité, dans une attitude libre et naturelle. Ses vêtements, tout à la fois discrets et raffinés, -une veste noire couverte d’une épaisse fourrure grise, ouverte sur une chemise blanche-, traduisent moins une position sociale qu’un caractère chaleureux et profond ; sa présence, l’amitié et l’intense correspondance spirituelle qui l’unissent à l’artiste ; son regard, une incroyable vivacité intellectuelle et une grande sensibilité.
Ce portrait témoigne d’une attention nouvelle aux émotions humaines, d’une remarquable harmonie entre idéal et naturel, harmonie que rompra Rubens dans la copie qu’il exécutera du portrait de Castiglione en ajoutant une touche de mélancolie, un regard quelque peu hagard sinon inquiet, expression d’une personnalité complexe, accentué par les jeux d’ombre et de lumière qui séparent la figure de l’arrière-plan.
Raphaël, Double Portrait, 1516, Galleria Doria Pamphili Raphaël, Portrait de l’artiste avec un ami
On notera une similitude de composition, en l’inversant, dans le double portrait, -d’une réelle force plastique, d’une grande présence mais sans la cohérence spatiale d’un double portrait (l’artiste choisit sciemment de représenter l’un des modèles tourné vers l’extérieur, le second vers l’intérieur)-, de la galerie Pamphili qui dépeint deux humanistes également amis du peintre, Andrea Navagero et Agostino Beazzano (1516), côte à côte et semblant regarder au-delà, vers un ami commun, peut-être Pietro Bembo, commanditaire de l’oeuvre. Toutefois, dans le cas du double portrait les visages, bien individualisés, n’ont pas la douceur de la chair de Castiglione, les étoffes dures et brillantes définissent des volumes plus qu’une matière, le rideau vert de l’arrière-plan n’a pas la douce chaleur du fond du Castiglione qui s’harmonise avec les tonalités du portrait. La chemise de Castiglione, constituée d’une suite de plis qui se chevauchent, est formellement plus rigoureuse que celle de Beazzano.
Le portrait de Castiglione est probablement plus proche, de par sa technique d’une grande subtilité, ses glacis extrêmement fins et son traitement tonal de l’Autoportrait avec un ami du Louvre (1519-1520). L’artiste se représente au second plan, vieilli, éprouvé, mélancolique, fixant froidement le spectateur tandis qu’il pose familièrement la main sur l’épaule de son ami (parfois identifié comme Giulio Romano), lequel, avec une forte tension de la tête, se tourne vers lui en pointant la main vers l’extérieur, dans un brillant raccourci. On relève des influences vénitiennes (puissance de la lumière voire influence des doubles portraits de Lotto et Giorgione) et michelangélesques (traitement des volumes) dans cette toile qui atteint par ailleurs un remarquable équilibre entre l’immobilité du peintre et la gestuelle animée de son compagnon. La gamme de la toile rejoint celle du Castiglione, avec une dominante raffinée de noirs, de gris, de blanc perle, tandis que l’artiste use à nouveau de la trame de la toile pour obtenir certaines nuances chromatiques et lumineuses. Comme dans le portrait de Castiglione mais cette fois dans le dialogue des deux figures peintes et non du peintre et de son modèle, s’exprime admirablement un lien affectif et une complicité intellectuelle.
Quant à l’influence vénitienne sur Raphaël, on la relève également dans le superbe portrait de Bindo Altoviti (1512-1515, National Gallery of Art, Washington), d’une grâce tout à fait époustouflante, d’une sensualité étonnamment prononcée qui émane de la jeunesse du modèle, banquier florentin, mécène vivant à Rome, commanditaire également de la Madone de l’impanata (1511-1517, Palazzo Pitti). L’élégance de son attitude, -la tête tournée vers nous, dégageant la nuque et le cou que caressent une délicate chevelure légèrement ondulée et coiffée comme le Castiglione d’un béret noir-, est accentuée par le traitement de la lumière qui illumine sa peau et la ponctue de douces ombres. Les bleus saturés de son manteau semblent capter la lumière. On décèle par ailleurs, sous la douceur, l’énergie, une certaine violence, rendue par les forts contrastes d’ombre et de lumière, du modèle. Dans son immédiateté, le portrait évoque par ailleurs –comme Castiglione- davantage l’ami que l’homme public. La disposition du modèle, en buste, de trois-quarts sur un fond sombre et abstrait, la tête tournée vers le spectateur, remonte probablement à Antonello da Messina et Vinci et sera reprise par Giorgione et Titien. D’après certains historiens de l’art, le portrait de Bindo Altoviti aurait pour pendant l’admirable « portrait de jeune femme » de Strasbourg, attribué à Giulio Romano avec possible retouche de son maître.