Le Christ en croix avec le portrait de deux donateurs du Louvre (1595) a été réalisé par le Greco pour l’église des religieuses Hiéronymites de la reine à Tolède, l’artiste se trouvant en Espagne de 1577 à sa mort (1614). Sur un fond quasiment abstrait de ciel orageux s’affirme une grande verticale livide, le Christ sur la croix, nu, le corps idéalisé, parfaitement modelé et inspiré manifestement d’un dessin de Michel-Ange représentant un Christ en contrapposto voire le Christ sculpté de Cellini et une Crucifixion du Titien sur fond d’orage, les bras cloués constituant une horizontale claire, haute dans l’espace pictural.
Les lumières et les couleurs construisent les formes. Les effets d’ombre et de lumière participent de l’effet dramatique de la scène, modelant le corps, la musculature du Christ souffrant (des gouttes de sang coulent de son front, de ses mains, de ses pieds). La gamme chromatique de la toile dramatise la scène, l’artiste usant de violents contrastes colorés : le surplis blanc de l’ecclésiastique, les mains jointes, s’oppose au vêtement noir ponctué d’une fraise du laïc, les mains sur la poitrine, le ciel est parcouru de nuages en camaïeu gris-vert, zébré de blanc intense.
L’artiste bouleverse tout à la fois la représentation traditionnelle d’une Crucifixion et la représentation habituelle de donateurs dans une scène religieuse. Il renonce d’une part à représenter la Vierge et st Jean au pied de la croix, sur fond paysager avec le Golgotha et choisit par ailleurs de ne pas dépeindre les donateurs agenouillés au pied de la croix (Crucifixion avec un donateur de Bosch, 1480-85) ou sur les panneaux latéraux d’un triptyque lorsque le panneau central est dédié à la scène sacrée (Quentin Matsys, triptyque de la Crucifixion). La composition est divisée, selon Lionello Puppi, en trois niveaux, le premier dominé par le Christ, le second constitué par les donateurs représentés à mi-corps dans la partie inférieure de la toile, le troisième seulement suggéré : l’abîme dont ils émergent, ce qui les détache de toute implication avec la scène sacrée. Ce cadrage particulièrement inventif accentue l’axe vertical, la dynamique ascensionnelle de la composition, ce que renforce le jeu des regards, tournés vers le Christ ou vers le Ciel. L’œuvre témoigne d’une facture libre, rapide et rythmée ; des hachures et touches de tons purs ponctuent de larges plans uniformes, l’anatomie est traitée de manière synthétique et stylisée mais le corps du Christ est modelé avec une grande subtilité. L’animation des nuages, le raffinement des couleurs et la torsion du corps du Christ au canon particulièrement allongé, l’influence michelangélesque…sont caractéristiques du maniérisme du Greco.
Un maniérisme toutefois très personnel si on le confronte à ses contemporains italiens, où se mêle d’autres influences, particulièrement celle des icônes byzantines qu’il pratiqua à ses débuts en Crète (frontalité, représentation simplifiée du paysage, codification des couleurs et des gestes, choix d’un support de bois plutôt que de toile, stylisation des drapés, perspective atypique –inversée-, profonde émotion religieuse suscitée par l’œuvre…) et des maîtres de la Renaissance vénitienne, et particulièrement le Titien dont il fréquenta peut-être l’atelier lors de sa carrière italienne et qu’il rejoint dans le primat donné au « colorito » aux dépens du « disegno » de l’école florentine. La capacité du Greco à développer un style propre et puissant nourri d’influences perçues alors comme antagonistes (Titien, Michel-Ange) explique peut-être sa profonde originalité : l’artiste déploie une peinture maniérée, expressive par ses clairs-obscurs et ses gestes emphatiques, mêlant le dessin, les formes puissantes de Michel-Ange à la prégnance vénitienne du coloris et une certaine liberté de touche.
Comme l’a magistralement rappelé la très belle exposition monographique du Grand Palais tout récemment, la variation participe pleinement de la pratique du Greco : l’artiste reprendra à plusieurs reprises le thème du Christ sur la croix, réintroduisant parfois le paysage (avec Tolède à l’arrière-plan, dont les collines évoquent cependant le Golgotha). La perfection de volume et de modelé qu’il atteint dans la toile du Louvre fera toutefois place à un maniérisme exacerbé, un canon encore plus allongé. Le portement de Croix du Metropolitan Museum (1577-87), peut-être la plus belle peinture de dévotion de l’artiste, se révèle profondément pathétique et pleinement dans la spiritualité de la réforme catholique, sans aucun élément narratif susceptible de détourner l’attention : ni paysage, ni personnages associés au portement. Il s’agit probablement de la première version d’un thème lui aussi décliné à plusieurs reprises. L’artiste se concentre sur la seule figure du Christ, le regard serein et résigné –en rupture avec la vision austère de l’Homme de douleur-, les bras étreignant doucement la croix de son supplice volontaire, qu’il pose sur son épaule gauche, se détachant tous deux sur un ciel orageux mais lumineux. Le choix d’une perspective da sotto in su renforce la présence sculpturale du Christ ; une perspective que l’on retrouve dans la très belle Visitation de Dumbarton Oaks, 1610-13, peinte avec beaucoup de force et de dynamisme, conçue pour être fixé au plafond, au dessus du maître-autel d’une chapelle de l’église de san Vicente de Tolède. On relèvera par ailleurs, à la différence du Christ en croix, le merveilleux drapé qu’il porte, séparant –tout comme la verticale légèrement inclinée de la croix- son corps en deux, la gauche couverte d’un rouge délicat et raffiné, la droite d’un bleu relativement sombre. La version du Prado (1602), assez proche de par sa qualité et son exécution brillante, mais plus claire et plus maniérée, avec un Christ aux traits amaigris, au canon plus étiré, est également de toute beauté. On notera par ailleurs un autre type de portement de croix, dont témoigne le « Christ sur le chemin du Calvaire » de 1585 (collection privée), où contrairement aux toiles précédentes le Christ se détourne de la croix, le regard vers le ciel.
Greco, agonie au jardin, collection privée, 1600 le Greco, l’agonie du Christ au jardin des Oliviers Greco, agonie au jardin, Toledo, 1590 Le Greco, agonie, 1600 05_église Santa Maria, Andújar Correggio, agonie du Christ, 1524, Londres Tiziano, l’agonie du Christ au jardin des Oliviers, Prado, 1558-62
Autre toile tout à fait exceptionnelle et singulière, l’agonie du Christ au jardin des Oliviers, qui décrit la nuit de prière qui précède l’arrestation du Christ et pendant laquelle celui-ci, abandonné seul à son destin par ses disciples, accepte son sacrifice. Deux versions « horizontales » du thème, relectures des compositions verticales antérieures et marquées par ailleurs par une œuvre de Correggio, étaient magistralement confrontées lors de l’exposition du Grand Palais (2019-2020). La version du musée de Toledo, 1590 témoigne d’une évolution stylistique de l’artiste, de plus en plus autonome des influences italiennes et quelque peu naturalistes dans la représentation du réel. Le Greco accentue l’expressivité de ses personnages par la déformation des corps, le recours à des couleurs flamboyantes, la présence d’un paysage aux formes simplifiées et irréelles, telles que le rocher qui se dresse derrière le Christ agenouillé ou la grotte qui enveloppe littéralement ses disciples Pierre, Jean et Jacques dans le sommeil, le ciel sombre –d’après les Evangiles, la scène se passe la nuit-. Par ailleurs, une diagonale perturbe l’horizontalité de la composition, partant de l’ange sur la gauche qui tient un calice préfigurant le sacrifice tout en renvoyant à l’Eucharistie et à la Communion, surplombant la grotte, jusqu’aux soldats à l’arrière-plan guidés par Judas, à droite, en passant par le Christ. L’artiste (et son atelier) a décliné auparavant le sujet dans une composition verticale inspirée d’une œuvre du Titien, avec les apôtres au premier plan (Cuenca, 1600-05, Andujar, 1600-05, Budapest, 1608-10…), la verticalité accentuant la tension et l’impact émotionnel de la scène.
A noter que si le Greco s’est principalement consacré à la peinture religieuse, quelques toiles telles que le superbe portrait de prélat du Kimbell Art Museum, Forth Worth (vers 1600), identifié comme Francisco de Pisa, professeur d’Ecritures Saintes à l’Université de Tolède, témoigne de ses qualités de portraitiste, de sa capacité à dépeindre l’âme de son modèle et non une posture ou un arrière-plan traduisant son statut social ; d’autres recèlent des natures mortes tout en épure telles que le crâne et le flacon de verre de la Ste Marie Madeleine pénitente, 1584.