De l’art de la gravure : Dürer

Dürer, l’Apocalypse, les quatre cavaliers_Jeu de paume_Chantilly_3 août 2022

Musée Condé, CHANTILLY, 4 juin-2 octobre 2022

Dürer […] que n’arrive-t-il pas à exprimer dans des compositions monochromes, c’est-à-dire au moyen de lignes noires: les ombres, la lumière, l’éclat, le relief, les dépressions !En plus, il situe chaque objet dans l’espace, en ne se limitant pas à représenter le seul côté qui s’offre à la vue du spectateur. Il veille scrupuleusement aux proportions et à l’harmonie.

Ce grand artiste peint aussi ce qui ne peut être peint: le feu, des rayons, des coups de tonnerre, des éclairs, et même, comme on dit, «des nuages sur une paroi », des sensations, tous les sentiments. Bref, c’est l’âme entière de l’homme qui transparaît dans l’attitude du corps, et presque sa voix.

Et tout cela, il le place sous nos yeux en n’utilisant que des lignes disposées très heureusement, des lignes noires !

Erasmus of Rotterdam, in de recta Latini Graecique sermonis pronuntiatione, 1528, Lettre d’Érasme à Pirckheimer, traduit dans l’article de Marie Theunissen-Faider, Les cahiers de Mariemont Année 2008 37-38 pp. 77-105
Dürer, Annonciation, 1526_Jeu de paume_Chantilly_3 août 2022

Quoiqu’il ne soit pas rare de contempler quelques planches de Dürer à l’occasion d’une exposition collective telle que les Origines du monde à Orsay en 2021, Eaux d’artifice à l’ENSBA en 2021, de Goya à Redon au Petit Palais en 2015, Mélancolie au Grand Palais en 2005…l’exposition que lui consacre le musée Condé de Chantilly en collaboration avec la Bibliothèque nationale de France constitue la première rétrospective de son œuvre gravé depuis la mémorable exposition du Petit Palais, en 1996, que j’avais eu le bonheur de visiter. De même que celle-ci, elle se consacre presque exclusivement à ses gravures, à l’exception de quelques dessins (dont le superbe dessin préparatoire rehaussé d’aquarelle pour le retable Landauer, l’un des premiers retables à l’italienne d’Allemagne, 1508, qui représente l’adoration de la sainte Trinité; ou encore l’admirable Annonciation de 1523), plus resserrée en cela que la belle exposition de 2019 à l’Abertina Museum de Vienna, héritière de son fonds d’atelier et qui présentait tout à la fois des toiles, des aquarelles, des dessins et des gravures. De fait, Dürer est sans doute l’un des premiers à élever la gravure, dont il maîtrise toutes les techniques alors connues (gravure sur bois, gravure sur cuivre ou burin, eau-forte, pointe sèche même si ces-deux dernières ne sont guère présentes dans l’exposition) au même rang que les autres disciplines artistiques.

L’exposition propose un panorama presque complet de son œuvre gravé, comprenant des séries telles que L’Apocalypse, La Vie de la Vierge, et Grande Passion sur bois, des chefs-d’œuvre tels que « Melencolia I », « Saint Jérôme dans sa cellule », « le Chevalier, la Mort et le Diable »… ainsi que des œuvres plus méconnues et des réalisations de graveurs contemporains de l’artiste, allemands, italiens ou flamands, qui l’ont influencé (Schongauer, Mantegna, Raphaël, Vinci, Jacopo de’Barbari…) ou ont été influencés et stimulés par son art (Lucas de Leyde, Hans Burgkmair, Hans Baldung Grien, Lucas Cranach…), rapprochements absents de l’exposition de 1996 et particulièrement éclairants en ce qu’ils montrent les sources d’inspiration de l’artiste, l’impact immédiat de son œuvre et sa qualité tout à fait exceptionnelle.

Dürer, le mariage de la Vierge, 1504_Jeu de paume_Chantilly_3 août 2022

La Vie de la Vierge de Dürer –série gravée sur bois qui donne lieu à des scènes intimes et chaleureuses illustrant les réflexions de l’artiste en termes de perspective- est par exemple présentée au regard de la copie fidèle, sur cuivre, réalisée par le graveur de Raphaël, Marcantonio Raimondi, reflétant l’excellente réception de son travail en Italie, tandis qu’un beau carton à la pierre noire représentant des putti jouant sur des sangliers de Raphaël, 1502-04 est rapproché d’un burin de Dürer d’une remarquable sensibilité malgré son pittoresque, « le fils prodigue parmi les pourceaux », 1496, le jeune maître s’en inspirant pour la représentation des animaux.

Un superbe burin, « la Carcasse », 1520-30, -dont l’attribution demeure incertaine quoiqu’il s’agisse d’une des estampes les plus spectaculaires, originales et monumentales de la Renaissance italienne et où cinq créatures au rendu sculptural accompagnent une énorme carcasse chevauchée par une sorcière- s’inspire manifestement, dans le motif de la vieille femme nue, de « la sorcière », petit burin de Dürer réalisé en 1500 représentant une vieille femme nue décharnée (elle-même issue d’une figure du « combat des dieux marins » de Mantegna) qui chevauche un capricorne, déclenchant un orage de pierres sur son passage tandis que les putti à ses pieds, incapables de voler, semblent l’objet d’une malédiction.

De fait, en homme de la Renaissance et de l’humanisme chrétien –période de la « peregrinatio academica »-, Dürer, s’il a été formé dans un foyer artistique actif auprès du peintre Michael Wolgemut, à Nuremberg, a réalisé de nombreux voyages qui lui ont permis d’étudier et de se nourrir d’autres œuvres (à Venise –sinon à Padoue et Mantoue-, en Suisse, en Allemagne et aux Pays-Bas notamment), d’apprendre de nouvelles techniques, de nouveaux modes de représentation assurant un rendu naturel, de diffuser ses propres créations, de rencontrer des princes et des humanistes dont il réalisera de somptueux portraits traduisant tout à la fois le statut et la psychologie du modèle.

Ces portraits sont pour partie présentés à Chantilly : « Erasme », qui s’efforce de concilier l’humanisme et une foi chrétienne rénovée et auquel Dürer confère une dignité intellectuelle et morale remarquables malgré certaines maladresses, 1526, « Philipp Melanchthon », helléniste et disciple de Luther dont le profil ascétique et digne d’une monnaie antique, le vêtement informel, le regard concentré et déterminé, traduisent l’intelligence et la vivacité d’esprit, 1526, « Willebald Pirckheimer », humaniste et ami du peintre, « Frédéric de Saxe »…

Le portrait impérial est particulièrement mis en exergue par une remarquable réunion : « le portrait de Maximilien 1er » exécuté par Dürer d’après nature en 1518-19 et dont le cadrage serré et les contours puissants confèrent présence et dignité, est ainsi confronté à une eau-forte de Lucas de Leyde, qui adoucit les traits impériaux et complexifie la composition en l’inscrivant dans une architecture ouvrant sur un paysage et en séparant le modèle du spectateur par le biais d’un parapet orné d’un tapis armorié, 1520 et à un somptueux fusain rehaussé de sanguine de Burgkmair l’Ancien, 1518, qui représente l’empereur de profil, se détachant noblement quoiqu’assez simplement sur un fond noir, les lèvres entrouvertes comme s’il conversait.

Dürer, la tentation du paresseux, 1498_Jeu de paume_Chantilly_3 août 2022

S’il atteint une incroyable maîtrise technique –que seul Schongauer, comme le confirme les superbes planches exposées, a atteint auparavant-, Dürer, doté d’une grande capacité d’observation, étudie par ailleurs le corps humain –un burin à l’iconographie complexe telle que « la Tentation du paresseux », 1498, qui représente un homme endormi auquel un démon suggère de « mauvaises » pensées, probablement la Vénus nue, voluptueuse et puissamment modelée, identifiable par l’Eros enjoué qui l’accompagne, représentée au premier plan, est ainsi avant tout une étude du nu féminin marqué d’influences italiennes et antiques-, l’anatomie, la perspective, afin de parfaire ses représentations du vivant et de l’espace. Sa curiosité intellectuelle ne se limite par ailleurs pas à l’art, d’autres sciences –les mathématiques, l’astronomie, la botanique…- alimentant son désir de compréhension de la nature.

Le parcours s’ouvre par un rappel de la nouveauté de la gravure à l’époque de Dürer -la xylographie étant mise au point au tout début du XVe siècle et la gravure sur cuivre vers 1440- ainsi que le bouleversement qu’elle permet quant à la reproduction et à la diffusion des images, certaines estampes servant à l’apprentissage du dessin dans les ateliers florentins. Ce rappel est magistralement illustré par le premier artiste à atteindre une telle dextérité technique dans l’art de la gravure : Martin Schongauer, dont on peut admirer un beau burin représentant st Martin confronté précisément au dessin d’un peintre florentin qui s’en est inspiré, principalement dans le traitement du drapé, Pietro di Cosimo.

Schongauer, l’agression de st Antoine, 1470-73_Jeu de paume_Chantilly_3 août 2022

Dans une impressionnante et pourtant précoce « agression de st Antoine » de 1470-73, Schongauer fait violemment contraster le visage placide du saint et la violence des démons qui l’attaquent. La planche, d’une incroyable dextérité technique –l’artiste use de hachures très fines pour différencier les ombres des zones éclairées- et témoignant d’une maîtrise remarquable du volume, du mouvement et du sens de l’espace, sera elle aussi copiée, en Italie (Michel-Ange) comme en Flandres (Memling…). Dürer s’en inspire encore pour la figure du diable du « Chevalier, la Mort et le Diable », 1513. Les planches de Schongauer témoignent par ailleurs des possibilités fascinantes du burin, donnant lieu à des représentations beaucoup plus fines, détaillées et nuancées que la gravure sur bois même si les principales séries de Dürer seront réalisées avec cette-dernière technique, plus adaptée aux effets luministes souhaités par l’artiste.

Dürer, les amants et la mort_Jeu de paume_Chantilly_3 août 2022

De fait, s’il sera au burin le principal héritier de Schongauer, Dürer en revanche réinvente la gravure sur bois. Panofsky, dans « La vie et l’art d’Albrecht Dürer », Hazan, 2012, observe ainsi qu’avant Dürer, les graveurs sur bois usaient de deux types de lignes : les lignes descriptives ou contours, visant à cerner les formes, les lignes optiques ou hachures, suggérant les ombres et lumières, les textures. Dürer supprime cette dualité par la « calligraphie dynamique » et parvient à égaler certains burins par la qualité graphique de ses gravures sur bois.

Ainsi, hachures et contours, transformés en « lignes de modelé » flexibles et expressives, assument à parts égales les fonctions de « ligne » et de « modelé » […] le contraste primitif entre noir et blanc se transforme en une gamme très progressive de valeurs de clair-obscur, […des] variations d’intensité lumineuse.

Erwin Panofsky, La vie et l’art d’Albrecht Dürer, Hazan, 2012

La confrontation entre « Ecce homo (la Passion) », 1475, de Schongauer et « Ecce homo (la Grande Passion) », 1498-99 de Dürer témoigne tout autant du génie des deux artistes que de la capacité de Dürer à assimiler, tout en les réinterprétant, ses modèles. Schongauer représente le Christ surélevé, sur le plus haut degré d’une volée de marches, à l’entrée d’une architecture, résigné, la tête baissée et couronnée d’épines, tandis que Pilate le désigne à une foule hargneuse aux traits sciemment caricaturaux. Ce faisant, il renouvelle un sujet peu représenté auparavant dans les cycles de la Passion. Si Dürer conserve l’idée d’une composition à deux niveaux avec Pilate désignant le Christ outragé à la foule, il amplifie la composition d’une ouverture sur le paysage. Les personnages encore gothicisants, longilignes, de Schongauer, laissent par ailleurs place à des figures plus robustes non sans évoquer Mantegna.

« La Vierge à l’enfant au perroquet » de Schongauer, 1470-75 réinterprète des prototypes créés par les primitifs flamands : la Vierge tient l’enfant dans son giron, assis sur un coussin avec une poire dans la main droite -remède contre les poisons- et un perroquet dans la main gauche, -symbole de l’âme ou de la vie éternelle-, un paysage se dessinant à l’arrière-plan, à travers une fenêtre. « La Vierge à l’Enfant au singe » de Dürer, 1498, témoigne de l’impact persistant des Vierges de Schongauer auquel il reprend le banc de gazon –déjà présent dans sa splendide « Sainte Famille au papillon », 1495, également représentée dans un paysage- et le mouvement de l’Enfant vers l’oiseau tout en amplifiant mouvements et modelés et en progressant dans le traitement de l’espace et des matières. En outre, le visage de la Vierge, vincesque dans ses traits mêlant tristesse et douceur, montre à quel point l’artiste a su faire la synthèse entre des influences nordiques et italiennes prégnantes. On relève ces mêmes influences croisées dans la représentation de « st Sébastien » (1499, 1501) qui rappelle tout à la fois celui de Schongauer, 1480 et des œuvres de Mantegna.

Schongauer, le Grand Portement de croix, avant 1479_Jeu de paume_Chantilly_3 août 2022

Aucune réinterprétation ultérieure n’atteint toutefois la qualité du « Grand Portement de croix » de Schongauer, gravé sur cuivre avant 1479, dont l’intelligence de la composition, la maîtrise technique, la richesse de détails, l’unification de la scène par une lumière cohérente avec des variations du blanc intense au noir profond –particulièrement autour du Christ, ce qui permet de le détacher de l’arrière-plan tout en accentuant sa solitude-, en passant par une vaste gamme de gris, demeurent tout à fait extraordinaire. Dans un format singulièrement grand, l’artiste parvient à rendre compte –en disposant en arc de cercle une cinquantaine de personnages- du cortège cheminant vers le Golgotha et, plaçant le Christ écrasé par le poids de sa croix au centre de la composition, à inciter à la méditation sur la Passion.

Le rapprochement entre des œuvres de Wolgemut et de son élève est en revanche tout à l’avantage de ce-dernier, qui – assimilant tout à la fois la ligne ondulante d’un Veit Stoss et des détails italianisants- insuffle une dynamique et une expressivité nouvelle aux personnages assez figés de son maître, comme en témoigne la confrontation entre « Jephté sacrifiant sa fille », 1491, du maître et « le martyre de sainte Catherine », 1498, de l’élève, les deux scènes représentant l’instant où la jeune femme va se faire décapiter.

Dürer, Ecce homo-la petite Passion, 1509_Jeu de paume_Chantilly_3 août 2022

De même, l’ « Ecce homo » de la petite Passion de Dürer, 1509, se distingue du même sujet traité par Wolgemut, 1491. Là où le maître opte pour un escalier monumental pour distribuer les nombreux personnages de sa composition, Dürer concentre la scène sur le balcon singulièrement à l’arrière-plan où le Christ, nimbé de lumière, se détache sur un fond sombre, réduisant la foule en contrebas à trois personnages agités.  

La formation auprès de Wolgemut n’en est pas moins une étape importante pour Dürer, d’autant qu’elle lui assure un premier contact avec l’art italien, notamment avec les fameux « tarots de Mantegna » qui comptent parmi les premiers burins italiens et constituent un réservoir de modèles allégoriques dont s’empare le jeune artiste avec une grande liberté, préférant des figures plus amples et dynamiques.

Mantegna est présent dans l’exposition par « le combat des dieux marins », 1470, -que Dürer admirait et copia à la plume en 1494 tout en accentuant le graphisme énergique, le modelé et en remplaçant les hachures par des courbes et crochets donnant aux formes un frémissement de vie-, œuvre remarquable tant par ses dimensions, son inspiration antique que par sa qualité technique, l’artiste obtenant -de même que Pollaiuolo dans le fameux « combat d’hommes nus », 1470-75- un puissant clair-obscur par le mélange de tailles croisées et de hachures parallèles. Deux planches qui ont manifestement inspiré Dürer : on retrouve dans l’ « Hercule et Cacus ou Hercule et les Molionides », 1496-97, le pathos, la musculature accentuée des œuvres de Pollaiuolo et de Mantegna.

Dürer, la petite Fortune, 1495-96_Jeu de paume_Chantilly_3 août 2022

On relève encore cette influence mantegnesque dans « la Petite Fortune », 1495-96, premier nu féminin gravé par Dürer, manifestement inspiré des muses dansantes du Parnasse. Dürer rompt avec la tradition médiévale qui représentait la Fortune au sommet d’une roue, les yeux bandés, au profit d’une figure féminine en équilibre sur une sphère, le chardon symbolisant la Fortune amoureuse : il évoque ainsi tant la puissance de l’amour que son inconstance.

Une autre planche étonnante, « Hercule à la croisée des chemins », 1498-99, témoigne également d’une parfaite assimilation de ces références italiennes. Selon Panofsky, il s’agirait d’une invention de l’artiste qui, s’inspirant de Xénophon et mêlant mythologie et allégorie, représenterait le héros confronté au choix entre la Vertu et la Volupté, sujet qui donnera lieu à quelques très belles toiles comme celle d’Annibale Carracci au musée de Capodimonte de Naples, 1596. A la différence du peintre, toutefois, Dürer ne place pas le héros entre deux belles femmes incarnant chaque possible mais de dos, sur la droite, armé d’une massue, avec à ses côtés la Vertu, également prête à frapper la Volupté à terre près d’un satyre, dans un beau paysage nordique obtenu par de subtils dégradés de noirs.

Une section du parcours met en exergue l’émulation réciproque entre l’italien Jacopo de’Barbari et Dürer, tous deux voyageurs, peintres et graveurs, au confluent d’influences italiennes et nordiques et s’adonnant à l’étude des proportions du corps humain qui fera l’objet d’un traité de Dürer et dont la fameuse « Némésis » (ou Grande Fortune) de 1501-02 –déesse grecque de la colère divine construite au compas et à la règle- et plus encore les sublimes « Adam et Eve » de 1504 constituent l’aboutissement. Dürer représente le premier couple –qu’il dépeindra à nouveau magistralement en peinture, en 1507- sur le point de pécher, devant l’arbre de la connaissance placée au coeur de la composition et comme au cœur d’une forêt peuplée d’animaux symboliques. Cela témoigne tout à la fois d’une profonde sensibilité à la nature et au thème du péché et du Mal. Le récit biblique n’en est pas moins un prétexte pour représenter des nus masculin et féminin, Dürer multipliant les citations de l’antique (Apollon du Belvédère, Vénus), usant de toute sa maîtrise technique pour exprimer la variété des textures, la sensualité des chairs et recourant à ses connaissances de l’anatomie et de la perspective pour obtenir une figure humaine expressive.

D’après Jacopo de Barbari, Vue de Venise à vol d’oiseau, 1500_Jeu de paume_Chantilly_3 août 2022

Par-delà une incroyable « vue de Venise à vol d’oiseau » constituée de six planches, publiée en 1500, d’après Jacopo de’Barbari, œuvre monumentale et d’une grande exactitude topographique, avec les figures de Neptune et de Mercure incarnant respectivement la suprématie maritime et le rayonnement économique de la Sérénissime, j’ai noté un admirable « Pégase » du même artiste, 1510-1515, rapproché d’un dessin de Dürer représentant « Nessus et Déjanire », 1495 : le superbe animal, décrit en plein vol, s’inspire en effet de la posture du centaure, même si le rendu naturaliste de son anatomie (le volume de sa croupe, les tendons de ses jambes) teinté de sérénité …évoque davantage les Dioscures antiques du Quirinal tandis que ses ailes renvoient au Parnasse de Mantegna.

Dürer, le monstre marin, 1498_Jeu de paume_Chantilly_3 août 2022

L’énigmatique « monstre marin » de Dürer, 1498 –peut-être inspiré d’une légende germanique- est également rapproché de planches de de’Barbari, notamment pour la figure féminine alanguie ; le monstre évoquant plutôt les dieux marins mantegnesques. La planche représente un être hybride enlevant une belle et sensuelle jeune femme, étendue nue au sortir du bain, dans une nature plutôt sereine. Elle se distingue toutefois par l’efficacité des contrastes entre noirs et blancs et l’audace de la composition, structurée par une diagonale descendante.

Si d’hypothétiques relations entre Dürer et Vinci ne sont pas documentées comme celles avec Mantegna ou Raphaël, leurs points de convergence n’en sont pas moins indubitables, ne serait-ce que dans la part donnée au dessin, à l’extrême sensibilité à la nature étudiée sous toutes ses formes et approchée scientifiquement –quoique son célèbre « Rhinocéros » de 1515, réalisé à partir de descriptions livresques, paraisse plus fantasmé que réaliste- ou encore à l’expérimentation technique. L’influence vincesque se ressent dans la « Cène » de Dürer, 1523, qui représente, dans un format rectangulaire, le Christ entouré de ses disciples aux visages expressifs, référence manifeste à celle que Vinci a achevée avant 1498 à Santa Maria delle Grazie de Milan ainsi peut-être qu’à un dessin de Raphaël illustré par une gravure de Raimondi. Elle renvoie par ailleurs à l’idée protestante de communion sous les deux espèces –évoquées à l’angle inférieur droit par la présence du pain et du vin- comme commémoration du sacrifice christique, tendance accentuée par l’austérité de la scène, sise dans une pièce aux murs nus avec pour seule ouverture sur l’extérieur, un oculi central.

Les superbes petit et grand cheval de 1505 reflètent enfin magistralement les recherches de Dürer, partagées avec Vinci –particulièrement lorsqu’il projette le monument équestre de Francesco Sforza-, sur l’anatomie et les proportions animales. Toutefois, alors que le « Petit Cheval » reflète un idéal classique dans les proportions de l’animal et le choix d’une perspective centrale, « le Grand Cheval », qui représente l’animal de trois-quarts dos, dans une posture calme et ferme, semble une étude d’après nature caractérisée par le rendu minutieux des détails anatomiques, la puissante musculature…, et dont la monumentalité est accentuée par le sol surélevé et le raccourci audacieux choisis par l’artiste. Baldung Grien s’en inspirera dans « le Palefrenier ensorcelé » de 1534.

Dürer, l’Apocalypse, les quatre cavaliers, 1498_Jeu de paume_Chantilly_3 août 2022

Loin de considérer la gravure comme un simple médium d’illustration, lorsque Dürer publie son premier livre illustré, l’Apocalypse, en 1498, il opte pour des gravures sur bois en pleine page, rejetant le texte au verso. En outre, loin d’illustrer littéralement le texte qui décrit les visions de la fin des temps de l’évangéliste saint Jean à Patmos, ses planches privilégient l’intensité dramatique, s’inspirant là encore des compositions d’autres grands graveurs au service de son inventivité propre et d’une virtuosité technique inédite par la diversité des tailles et les effets de lumière et de volume qu’elle permet. Les planches sont souvent construites selon un axe vertical où s’échelonnent les formes sur différents plans, leur équilibre étant assuré aussi fermement sur la surface plane que dans la profondeur spatiale tandis que des diagonales dynamisent les scènes.

La série, intégralement exposée à Chantilly, comprend d’incroyables morceaux de bravoure tels que « les quatre cavaliers de l’Apocalypse » qui apportent la Mort, la Famine, la Guerre et la Peste à l’humanité (respectivement représentées sur un cheval maladif flanqué d’un léviathan à la gueule béante, avec une balance, avec une épée, avec un arc) ; « les quatre anges vengeurs », chargés de mettre à mort le tiers de l’humanité ; « la femme de l’Apocalypse et le dragon à sept têtes » ; « la Grande Prostituée de Babylone » ; « st Michel terrassant le dragon » -lequel, en rupture avec l’iconographie traditionnelle, est représenté enfonçant sa lance dans la gorge du dragon d’un geste puissant qui domine ce combat céleste situé au-dessus d’un paysage serein-, symbole du triomphe du christianisme sur le Mal ; ou encore « l’Ange tenant la clef de l’abîme », en train d’enchaîner Satan.

Aussi, loin d’être insensible au contexte religieusement troublé de son époque, Dürer, s’il n’aura pas l’occasion de représenter Luther, est proche de ses idées et nous a laissé les portraits de plusieurs célèbres réformés tels que Mélanchton. Parallèlement, son œuvre se concentre de plus en plus sur des sujets religieux avec un intérêt particulier, dans l’esprit de la Devotio moderna, pour la représentation de la Passion du Christ dont témoignent magistralement la Petite (1509-1511) et la Grande Passion (1497-1500, 1510) sur bois. Cette-dernière reflète bien l’évolution du maître. Tandis que les premières planches, comme « le Christ au jardin des Oliviers », « la Crucifixion » ou « l’Ecce homo » sont encore proches de l’Apocalypse et de la Passion de Schongauer, multipliant les détails dans des compositions denses, les gravures réalisées après son second séjour vénitien (1505-1507) témoignent d’une plus grande clarté (« la Cène ») ; les plus tardives, telles que « le Christ aux Limbes », de puissants effets dramatiques dus au traitement de la lumière.  

Dürer, le Christ aux Limbes-la grande Passion, 1510_Jeu de paume_Chantilly_3 août 2022

La série se caractérise par ailleurs par la monumentalité, le modelé et le mouvement des figures, leur naturalisme, leur expressivité et leur humanité, les inventions formelles et leur impact dramatique, l’artiste déployant par ailleurs des effets originaux dans chaque planche : la nature sauvage du « Christ au jardin des Oliviers » accentue ainsi sa solitude, « la Flagellation » se concentre sur le corps musclé du Christ, reflet des recherches anatomiques de l’artiste, l’architecture épurée de « la Cène » –dont la croisée d’ogives forme comme un dais au-dessus du Christ- révèle une grande compréhension de l’architecture italienne contemporaine etc.

Un ensemble de pièces évoque l’impact de l’atelier de Dürer à Nuremberg sur des artistes tels que Baldung Grien, Burgkmair ou Cranach. Le « st Sébastien lié à un arbre » de Baldung Grien, 1514, se réfère manifestement au « St Sébastien attaché à un arbre », de Dürer, 1501, le corps charnu, affaissé sous l’effet de ses souffrances. L’élève opte toutefois pour une scène plus pathétique et animée et un saint se contorsionnant sous le poids de son corps mais dont la main tendue vers le ciel indique qu’il continue de lutter.

Dans les dernières salles de l’exposition, on a le bonheur de pouvoir contempler côte à côte des burins parmi les plus beaux de Dürer, « Melancolia I », 1514, « st Jérôme dans sa cellule », 1514 et « Le Chevalier, la Mort et le Diable », 1513, trois planches époustouflantes partageant des dimensions exceptionnelles, une maîtrise étourdissante du burin, un grand soin porté aux détails, une créativité remarquable et une iconographie complexe, que plusieurs historiens de l’art ont voulu interpréter comme une sorte de triptyque fonction des humeurs ou des vertus quand la recherche récente y a renoncé.

Si la Mélancolie demeure toujours énigmatique, elle représente une femme ailée dans un lourd drapé, appuyant la joue sur la paume de sa main –dans une posture proche du Job affligé du retable Jabach, 1504- et mise en exergue par un jeu d’ombres et de lumières. Malgré les nombreux instruments scientifiques et outils qui l’entourent, elle se tient repliée sur elle-même, son énergie créatrice comme paralysée, sa monumentalité accentuant son découragement. Certains y décèlent une allégorie de la géométrie ou, comme Panofsky, un autoportrait spirituel de l’artiste, perpétuellement insatisfait dans son ambition de représenter le monde. On peut également y voir un questionnement sur les liens entre mélancolie et créativité, la mélancolie pouvant interrompre toute démarche créative tout en étant souvent un trait des artistes.

Alors que dans « st Jérôme près d’un saule », 1512, réalisé à la pointe sèche qui lui permet d’obtenir de subtils effets de matière et de velouté, une force et une clarté inédites –mais auquel renoncera l’artiste, insatisfait du résultat très pictural -, Dürer, reprenant certaines formules vénitiennes, représente le saint dans un paysage, tout à la fois pénitent et docteur de l’Eglise, en train de rédiger la Vulgate, St Jérôme dans sa cellule présente le saint en humaniste, travaillant au fond de son étude, retiré du monde. La scène, sise dans un intérieur ordonné, serein et solitaire baigné de lumière –symbole de l’inspiration divine illuminant le saint-démontre par ailleurs une grande maîtrise de la perspective construite selon un point de fuite excentré. Un crâne sur le rebord de la fenêtre et un sablier rappellent la brièveté de l’existence tout comme des motifs des primitifs flamands, de même que le soin porté à traduire les différentes textures. Lucas de Leyde –que Dürer côtoya lors de son voyage dans les Pays-Bas, qui devint son ami et qu’il portraitura- reprendra certains détails de ce chef-d’œuvre dans son « st Jérôme dans son étude » de 1521, tout en réinterprétant librement les modèles établis par Dürer et en se référant davantage à la stupéfiante toile du maître de la même année qui dépeint le saint absorbé dans ses réflexions existentielles.

Dürer, le chevalier, la mort et le diable, 1513_Jeu de paume_Chantilly_3 août 2022

Quant au « Chevalier, la Mort et le Diable », 1513, s’il s’agit d’un burin tout aussi exceptionnel dans le rendu des ombres et lumières, la description des matières et la construction spatiale que les deux œuvres précédentes, il partage avec « Mélancolia I » la même ambigüité, interprété soit comme un chevalier chrétien ne se laissant distraire ni par le Diable, ni par la peur de la Mort, soit comme un mercenaire semant la dévastation, dans un paysage accidenté. La planche représente un chevalier et sa monture –dérivés des études de proportions vincesques -, armé d’une lance et d’une épée et dont l’armure rutilante, le harnachement raffiné, traduisent l’orgueil avec, derrière lui, la Mort qui semble vouloir attirer son regard sur son sablier et le Diable, incarné par un démon, qui cherche à l’agripper. L’artiste accentue le contraste entre la Mort et le Chevalier en dressant l’un sur un cheval idéal inspiré des plus remarquables monuments équestres contemporains (Donatello, Verrocchio), -en rupture avec le reste de la composition marqué par la tradition nordique-, l’autre sur un vieux cheval efflanqué. 

On ne peut guère que regretter l’absence de quelques dessins préparatoires à certaines planches, éclairant tout à la fois le processus de création du graveur et la place majeure qu’il accorde au dessin comme le moyen de saisir l’essence de chaque forme.

  • Schongauer-st Sebastien-1480
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Author: Instant artistique

Conservateur de bibliothèque. Diplômée en Histoire et histoire de l'art à l'Université Paris I et Paris IV Panthéon-Sorbonne. Classes Préparatoires Chartes, École du Patrimoine, Agrégation Histoire. Auteur des textes et de l'essentiel des photographies de l'Instant artistique, regard personnel, documenté et passionné sur l'Art, son Histoire, ses actualités.

One Reply to “De l’art de la gravure : Dürer”

  1. D'i bâti Francis says:

    Possède la sainte famille au Papion (libellule)avec le petit cachet rouge et le trident bien a vous

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