
Issue d’une chapelle élevée en 1213, st Eustache devient une église paroissiale en accueillant les reliques du saint homonyme données par l’abbaye de saint-Denis. Le développement démographique de Paris à l’aube de la Renaissance nécessite l’agrandissement de l’église à partir de 1532. Entre gothique et Renaissance, l’église st Eustache, de proportions monumentales, se caractérise par un long vaisseau central, élancé, flanquée de doubles collatéraux et cernée de chapelles, un large transept et un chœur entouré par un double déambulatoire. Elle reprend le plan et la structure de Notre-Dame. Si la structure demeure gothique (voûtes à nervures, arcs-boutants), elle est habillée de formes renaissantes (pilastres italianisants, corinthiens cannelés, chapiteaux antiques, arcs plein-cintre sauf au rond-point où ils restent brisés).
Si son architecture est remarquable et singulièrement unitaire par rapport à d’autres églises parisiennes, st Eustache accueille par ailleurs plusieurs œuvres de grande qualité. C’est au sein de la chapelle centrale, fortement saillante sur le chevet de l’église que l’on peut admirer la superbe Vierge sculptée par Pigalle pour l’autel de la chapelle de la Vierge des Invalides à la demande du comte d’Argenson, désormais entourée de toiles de Thomas Couture. L’artiste s’inspire d’une Vierge en plâtre antérieure de Corneille van Cleve et adopte une attitude des plus gracieuses, les mains tendues vers l’enfant assis sur les plis de son manteau, bénissant de la main droite, le côté droit légèrement incliné.
Autre groupe sculpté remarquable, animé d’une torsion baroque : le mausolée de Colbert, dessiné par Charles le Brun et réalisé par Antoine Coyzevox et Jean-Baptiste Ruby en 1685-87, flanqué de deux vertus : la Fidélité (à la royauté et à l’Eglise), le regard tourné vers le défunt, l’expression chargée de regrets et la Foi ou l’Abondance (associant la flamme de la Pentecôte et la Richesse), les yeux vers le sol en signe de renoncement. Colbert est représenté agenouillé, en prière, le visage grave, revêtu du costume de l’Ordre du Saint-Esprit, l’épée au côté. Un ange, perdu, tenait devant lui une Bible ouverte.
Caravage, la Cène à Emmaus, 1601_National gallery, London, juillet 2019 (pour comparaison) Rubens, Les Disciples d’Emmaüs, 1611 Caravage, le souper d’Emmaus, 1606_Brera_musée Jacquemart-Andre, Paris octobre 2018 (pour comparaison)
L’église recèle par ailleurs quelques toiles tout à fait exceptionnelles, en tout premier lieu les pèlerins d’Emmaüs, attribuée à Rubens (1611), œuvre de jeunesse tout juste restaurée, réalisée pendant ou à son retour d’Italie et témoignant de l’influence de Caravage, auteur de deux œuvres sur le même thème conservées à la National Gallery de Londres (1601) et à la pinacothèque de Brera de Milan (1606). Par-delà le puissant clair-obscur présent, on remarque la même composition pyramidale dominée par la présence du Christ –centre pictural-, dépeint jeune, le même resserrement des personnages (principalement vus à mi-corps chez Caravage, en pied dans celle de Rubens), distribués autour d’une table avec le Christ en face du spectateur, les pèlerins étant représentés de dos ou de profil. Sur la table, les deux artistes déploient une étonnante nature morte, quoique très sobre dans la 2e version de Caravage. Rubens renonce toutefois à la puissante gestuelle de la 1r version de Caravage, laquelle exprime le saisissement des pèlerins et se caractérise par d’audacieux raccourcis, pour des postures plus mesurées, plus proche de la version de 1606. Le Christ tout juste ressuscité reçoit l’hospitalité de deux de ses disciples encore troublés par sa mort : il prend le pain, les bénit et alors seulement ils le reconnaissent. Rubens représente l’instant où le Christ rompt le pain, les yeux révulsés par l’extase, Caravage choisit l’instant qui suit, le plus dramatique, le geste de bénédiction et la révélation qui s’ensuit.
On relève par ailleurs dans la chapelle Sainte-Geneviève une admirable toile du maniériste florentin Santi di Tito, élève de Bronzino puis de Bandinelli, saisie par les armées napoléoniennes à Vienne. La toile représente Tobie et l’ange. Le jeune Tobie, envoyé par son père aveugle recouvrer une dette, est protégé par l’ange Raphaël qui lui indique par ailleurs comment guérir, par le fiel, le cœur et le foie d’un poisson, la cécité de son père. La toile incarne la confiance en Dieu, Tobie se laissant totalement guidé par Raphaël. On notera le cadrage serré, la gestuelle pleine de grâce et le caractère dansant, élancé des deux personnages, accentué par le jeu des drapés. La gamme raffinée de roses clairs, de bleus pâles et de verts est un autre trait maniériste.
Si le Martyre de saint-Eustache de Simon Vouet n’était pas visible lors de ma visite, tandis qu’on ne pouvait guère contempler le saint Jean-Baptiste de François Lemoyne que de biais, c’est qu’en l’attente de l’inauguration de la fondation Pinault, voisine, abritée par la bourse du commerce, l’église, fidèle en cela à sa tradition d’ouverture à la création contemporaine (le triptyque en bronze patiné d’or blanc « la vie du Christ » de Keith Haring et les deux Pour Paintings de John Armleder, 2000, en témoignent) accueillait temporairement une œuvre de Bill Viola, Passage into Night, réalisée en 2005. Il s’agit d’un plan fixe de 50 mn qui représente une figure féminine flottant, ondulant dans la chaleur extrême, qui se rapproche, telle un mirage, dans un paysage désertique. « Les mirages sont donc à peu près les choses les plus réelles parmi les choses réelles qui existent. En regardant, en fixant cette femme s’avancer vers nous, s’approcher au plus proche, l’énigme persiste et c’est l’histoire de l’humanité qui marche vers nous » (Bill Viola). Une très belle surprise et une bouffée d’air dans cette ère sombre sans musées.



