GRAND PALAIS, Paris, Octobre 2019 – Février 2020

Difficile d’expliquer pourquoi certains artistes nous touchent et nous enthousiasment particulièrement. Les sujets traités n’entrent guère en jeu, surtout lorsqu’il s’agit de peinture des débuts de l’âge classique, fondamentalement religieuse, où abondent les scènes de l’Ancien et du Nouveau Testaments (adoration des mages, Jésus chassant les marchands du temple, crucifixion, mise au tombeau, agonie au jardin des Oliviers, Annonciation etc.) et les représentations de saints (st François, st Dominique, st Martin, St Paul et st Pierre..). Je ne serais donc guère objective en évoquant l’exposition « Greco », qui vient d’ouvrir ses portes : un ensemble d’œuvres de toute beauté, quoiqu’un peu à l’étroit dans l’espace Sud Est du Grand Palais et parfois délicat à apprécier de part la surabondance de vitrages.

Il est vrai qu’à l’heure où certaines orientations curatoriales des plus discutables semblent dominer (textes des commissaires simplifiés à l’extrême voire absents, sélection d’œuvres resserrée sur les collections d’une institution aux dépens de toute ouverture, de toute découverte etc.), c’est un vrai bonheur de retrouver une exposition qui évite tout autant l’excès d’érudition que l’appauvrissement du savoir, qui offre au visiteur de riches confrontations entre différentes versions du même sujet (le Christ chassant les marchands du temple, St François, l’agonie au jardin des Oliviers, ste Marie Madeleine, le Christ en croix…), qui mêle enfin avec dextérité la traditionnelle approche chronologique et les ponctuations par thèmes (les premières grandes commandes, l’atelier), par techniques (le dessin -essentiellement préparatoire-, les variations…) ou par genre (le portrait).
Une exposition digne de l’artiste tout à fait singulier que fut Domenikos Theotokopoulos dit Greco, né en Crète en 1541, et dont la carrière se déroula principalement en Italie (à Venise puis à Rome, 1567-1576) et en Espagne (Tolède, 1577-1614). Si l’artiste s’inscrit clairement dans le maniérisme de son temps, par le recours à des couleurs superbes, vives et cependant très recherchées, quelque peu étranges sinon acidulées, par le choix d’un canon qui n’est plus celui de l’âge d’or antique (1/8) mais paraît étiré (1/9), par le recours fréquent à des figures repoussoirs au 1er plan de ses compositions (par exemple dans « l’Assomption de la Vierge » de Chicago, 1577-79 ou « st François recevant les stigmates » de Bergame, 1568-70), à des postures contorsionnées, à une forme d’horror vacui conduisant à une accumulation de personnages (« l’adoration du nom de Jésus », « le partage de la tunique »…), à des raccourcis audacieux (tels que l’homme penché en avant au premier plan à droite du « partage de la tunique »), par l’influence manifeste de Michel Ange (reprise de la Pietà Bandini du Duomo de Firenze dans la « Pietà » de Philadelphie de 1570-75 ; musculatures étudiées et puissantes de ses Christ pendant la Passion…), il y mêle d’autres influences très prégnantes dans son œuvre. Celle, au premier chef, des icônes byzantines, qu’il pratiqua à ses débuts en Crète (frontalité, représentation simplifiée du paysage particulièrement sensible dans les deux remarquables versions de « l’agonie du Christ au jardin des Oliviers » présentes dans l’exposition ou au verso du merveilleux triptyque de Modène, codification des couleurs et des gestes, choix d’un support de bois plutôt que de toile, stylisation des drapés, perspective atypique, profonde émotion religieuse suscitée par l’œuvre, manifeste dans sa « pietà » de 1580-90…). Celle, ensuite, des maîtres de la Renaissance vénitienne, et particulièrement le Titien, dont il fréquenta peut-être l’atelier et qu’il rejoint dans le primat donné au « colorito » aux dépens du « disegno » de l’école florentine. Celle, enfin, déjà signalée, de Michel-Ange.
Cette capacité à développer un style propre et puissant nourri d’influences perçues alors comme antagonistes (Titien, Michel-Ange) est peut-être l’une des caractéristiques de l’originalité du Greco, que reconnaitront pleinement les avant-gardes au tournant des XIXe-XXe siècles. Le Greco déploie une peinture maniérée, expressive par ses clairs-obscurs et ses gestes emphatiques, mêlant le dessin, les formes puissantes de Michel Ange à la prégnance vénitienne du coloris et une certaine liberté de touche. Le parcours éclaire par ailleurs des aspects probablement plus méconnus du Greco, qu’il s’agisse de son intérêt pour l’architecture et la sculpture (l’exposition présente ainsi, outre sa version annotée des « Vite » de Vasari, celle du Vitruve, tandis qu’une composition comme « le Christ chassant les marchands du temple » témoigne d’un vif intérêt pour la mise en espace, ne serait-ce que par ce merveilleux duo constitué par le Christ de face, avançant vers nous, déterminé, tout en s’apprêtant à fouetter et le marchand qui semble sa cible, le corps nu à peine voilé par un drapé animé, adoptant une posture défensive, de recul, que l’on retrouve dans les différentes versions exposées) ; de la beauté épurée de quelques natures mortes recelées dans une peinture dont l’essence est la figure humaine ou divine (le livre, le crucifix et la croix de « st François en prière », le crâne et le flacon de verre de « Ste Marie Madeleine pénitente », 1584) ; de sa fréquentation d’un milieu d’érudits humanistes à Rome ou à Tolède qu’il portraiture magnifiquement (le portrait du frère Paravicino, de Boston, en témoigne magistralement) ou encore de la part étonnante de la variation dans son œuvre, qui ne remet aucunement en question l’imagination débordante de l’artiste mais relève peut-être de son héritage byzantin tout en étant singulièrement moderne, comme le souligne le commissaire Guillaume Kientz, en « [entraînant] son art dans une logique autoréférentielle ». A voir et à revoir, d’autant que la semaine de la FIAC, ce n’était pas une excellente idée mais je n’ai pas pu patienter davantage…


















