En attendant…le musée Giacometti

Giacometti-le-chat-1951_Abattoirs, Toulouse-26-novembre2023

Musée des Abattoirs,TOULOUSE, 22 septembre 2023 -21 janvier 2024

Tandis qu’un musée Giacometti est en cours de préfiguration dans l’ancien terminal d’Air France aux Invalides à Paris -la Fondation Giacometti étant à l’étroit dans ses locaux actuels du XIVe arrondissement-, le musée toulousain des Abattoirs consacre à l’artiste une rétrospective tout à fait intéressante tant par la qualité et la mise en scène des œuvres que par les axes retenus par les commissaires.

Giacometti, Personnage-debout-1953-54, figurine-1956, figurine, 1953-54_Abattoirs, Toulouse-26-novembre2023

De fait, à partir d’une centaine d’œuvres prêtées par la fondation parisienne, l’exposition se propose d’inscrire l’artiste dans le contexte intellectuel de l’après-guerre : amitiés avec des philosophes de l’existentialisme (Sartre, auteur d’un essai marquant sur l’artiste, La Recherche de l’absolu, en 1948 ; Beauvoir, dont Giacometti réalisera un buste en 1946 dont le visage oblong et les traits indistincts produisent un effet de distance et d’effacement), poètes (Prévert, Bonnefoy, Char et Eluard avec lequels il créera des livres d’artistes, respectivement le visage nuptial et Palmier et oiseau en vol), écrivains (Genet, Bataille, Beckett, pour lequel Giacometti réalise le décor d’En attendant Godot joué à l’Odéon en 1961, décor reconstitué dans un espace de l’exposition et des plus minimalistes puisque réduit à une sculpture d’arbre squelettique qui reflète, comme ses « œuvres sur plateau » (Place, 1950, Cage, 1950-51) l’intérêt de l’artiste pour le théâtre tout en incarnant la solitude et l’attente), artistes (Masson, Picasso, Derain, Balthus, Vieira da Silva…) qu’il prend parfois pour modèle et dont les citations éclairent avec pertinence le parcours d’exposition ;  reconstitution de certains accrochages ou projets de l’artiste tels que l’exposition Maeght de 1951, les sculptures monumentales pensées pour le parvis de la Chase Manhattan Bank de New-York à partir de 1956 ; évocation du célèbre atelier de Montparnasse sous le regard de photographes renommés….

Cartier-Bresson, Giacometti, installation de l’exposition-Giacometti-oeuvres-recentes à la galerie-Maeght-1961_Abattoirs, Toulouse-26-novembre2023

Le parcours se consacre aux œuvres des années 50 et 60, soit après ses périodes cubiste et surréaliste, tandis qu’il choisit la figuration dans un contexte de développement de l’abstraction outre-Atlantique, la représentation d’une humanité meurtrie particulièrement percutante au lendemain de la guerre. C’est aussi le moment où Giacometti devient célèbre, intégrant deux grandes galeries à New-York (Galerie Pierre Matisse, en 1948) et à Paris (Galerie Aimé Maeght, en 1951) et participant à la Biennale de Venise (1956, 1962) et la Documenta de Cassel (1959, 1964).

Un visage, nous disait (Giacometti), c’est un tout indivisible, un sens, une expression ; mais la matière inerte, marbre, bronze ou plâtre, se divise au contraire à l’infini ; chaque parcelle s’isole, contredit l’ensemble, le détruit. Il essayait de résorber la matière jusqu’aux extrêmes limites du possible […]. Sartre, qui depuis sa jeunesse s’efforçait de comprendre le réel dans sa vérité synthétique, fut particulièrement touché par cette recherche ; le point de vue de Giacometti rejoignait celui de la phénoménologie, puisqu’il prétendait sculpter un visage en situation, dans son existence pour autrui, à distance, dépassant ainsi les erreurs de l’idéalisme subjectif et celles de la fausse objectivité […]

Simone de Beauvoir, la force de l’âge, Gallimard, 1960
Giacometti_Abattoirs, Toulouse-26-novembre2023

L’exposition débute sur l’étude inhabituelle et passionnante des liens entre Giacometti et l’existentialisme, philosophie qui, à l’opposé de l’essentialisme, postule que l’homme est fondamentalement libre et qu’il lui revient donc, par ses choix et actions, de se construire, de donner un sens à sa vie, qui n’en a pas a priori. Il est responsable de ce qu’il est.

[…] l’existence précède l’essence […] Cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu’il se définit après. L’homme, tel que le conçoit l’existentialiste, s’il n’est pas définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait. Ainsi, il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir. L’homme est non seulement tel qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut, et comme il se conçoit après l’existence, comme il se veut après cet élan vers l’existence, l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait. 

Sartre, l’existentialisme est un humanisme. Nagel, 1946.

L’artiste rencontre Sartre et Beauvoir en 1941, peu avant son départ pour la Suisse où il passera la guerre et définira son style, sondant les limites de la figuration et s’efforçant de traduire comme Sartre dans ses écrits (l’Etre et le Néant paraît en 1943) une condition humaine marquée par l’angoisse dont paraît exemplaire la stupéfiante Tête sur tige de 1947 inspirée par la mort d’un ami. Giacometti sculpte alors de minuscules figures longilignes placées sur des socles cubiques dont témoigne le petit homme sur socle de 1939-45, le petit buste d’homme de 1950 ou encore une étude pour la tête du colonel Rol Tanguy, figure de la Résistance, de 1946. Après la Libération, il rentre à Paris et renoue avec ses amis intellectuels, fréquentant les mêmes cafés, dessinant sur les pages des revues Les Temps modernes ou Critique tout juste fondées.

En acceptant d’emblée la relativité, Giacometti a trouvé l’absolu. C’est qu’il s’est avisé le premier de sculpter l’homme tel qu’on le voit, c’est-à-dire à distance (…). Il crée sa figure « à dix pas », « à vingt pas », et quoi que vous fassiez, elle y reste. Du coup, la voilà qui saute dans l’irréel, puisque son rapport à vous ne dépend plus de votre rapport au bloc de plâtre : l’art est libéré.

Sartre, la Recherche de l’absolu, les Temps Modernes, n°28, janvier 1948

C’est en 1954 que Giacometti rencontre Jean Genet, qu’il dessinera et peindra à plusieurs reprises, par l’intermédiaire de Sartre. Genet écrit en 1957, dans le cadre d’une exposition à la Galerie Maeght, L’Atelier d’Alberto Giacometti, atelier qu’il considère comme un temple, une œuvre d’art total où les figures féminines qui s’y dressent lui apparaissent comme des « déesses » hiératiques non sans évoquer l’art cycladique ou égyptien quoique leur corps soit beaucoup plus tourmenté, trituré par les doigts et le couteau du sculpteur. Plusieurs de ces « déesses » sont présentées telles que le plâtre de la Femme au chariot de 1943-45 –qui témoigne déjà du questionnement de l’artiste sur le socle et surprend par l’amorce de mouvement en avant qui se dégage d’une sculpture pourtant statique-, le superbe bronze de la Femme de Venise, 1956 –l’une des sculptures réalisées pour sa participation à la XXVIIIe Biennale de Venise, singulières en ce qu’elles n’ont pas été créées à partir d’un modèle vivant comme Annette ou Caroline mais par le modelage intuitif de l’argile-. Genet les décrit comme des « sentinelles dorées –et peintes quelquefois- qui debout, immobiles, veillent […] un mort. Elles témoignent du processus de création, l’agglomération de plâtre ou d’argile autour d’une armature de fer fichée dans un socle sculpté puis travaillée par retrait de la matière et pour certaines coulées enfin en bronze par son frère et assistant Diego.

C’est l’œuvre de Giacometti qui me rend notre univers encore plus insupportable, tant il semble que cet artiste ait su écarter ce qui gênait son regard pour découvrir ce qui restera de l’homme quand les faux-semblants seront enlevés… l’art de Giacometti me semble vouloir découvrir cette blessure secrète de tout être et même de toute chose, afin qu’elle les illumine.

L’atelier de Giacometti de Jean Genet, paru dans la revue Derrière le miroir, n°98, Juin 1957
L’atelier de Giacometti vu par Jack Nisberg_Abattoirs, Toulouse-26-novembre2023

L’espace suivant s’intéresse également au processus de création mais cette fois sous le regard de photographes qui, tels que Sabine Weiss ou Jack Nisberg, ont mis en exergue l’abondance d’œuvres au sein de l’espace restreint de l’atelier (24m²) que hantera Giacometti pendant près de quarante ans. Si Giacometti ne pratiquait pas la photographie et était relativement méfiant à son égard, il n’en comprenait pas moins son rôle en termes de diffusion et de partage de son œuvre et nombre de photographes étaient fascinés par cet artiste à l’allure immuable entièrement dévoué à son art. Un bel ensemble de pièces dialogue avec les photographies, dont le buste d’homme assis – Lotar III, le buste d’homme dit New-York II, tous deux de 1965, le buste de Diego de 1964 ainsi que plusieurs remarquables figurines ou personnages debout des années 1950.

Giacometti, Femme-debout, 1957_Abattoirs, Toulouse-26-novembre2023

La Femme debout de 1957, qui participe de la série des Femmes de Venise, ancrée au sol par son socle massif, se distingue par son caractère hiératique, immobile, tout à la fois massif et fugace. Une certaine féminité n’en apparaît pas moins par les vides qui, de face, soulignent les hanches et la poitrine et, de profil, dessinent un profil sinueux.

Reconstitution partielle de l’exposition Giacometti à la galerie Aimé Maeght, Paris, 1951_Abattoirs, Toulouse-26-novembre2023

L’une des plus belles salles est incontestablement à mes yeux celle qui reconstitue partiellement l’exposition Giacometti à la galerie Maeght de 1951 dont l’artiste, soucieux de la monstration et de la diffusion de son travail, du dialogue de ses pièces avec l’espace et entre elles, a conçu l’accrochage et les socles. Elle met en dialogue de superbes pièces en plâtre et en bronze –des créations alors récentes et d’une remarquable cohérence- telles que le chat, de 1951, la place, de 1950, la forêt, 1950, trois hommes qui marchent, de 1948, quatre femmes sur socle, de 1950, femme debout, de 1952, entourées de toiles et de dessins.

Giacometti était fasciné par la foule de passants dans les rues dont le mouvement perpétuel crée à ses yeux des compositions complexes qui ne cessent de se renouveler. L’idée prend forme avec les Trois hommes qui marchent de 1948, figures en mouvement qui jamais ne se rencontrent, et se complexifie la même année avec les places I et II dont la large base évoque l’espace urbain. La place de 1950 présentée dans l’exposition -encore intitulée composition à trois figures et une tête- s’en distingue, de même que la forêt de la même année, par l’hiératisme des figures. Tout aussi hiératiques et par ailleurs frontales apparaissent les quatre femmes sur socle de 1950. Placées sur un socle aux parois verticales, hautes, nues et alignées, elles ne se tiennent pas à distance comme d’autres sculptures mais surgissent dans notre espace.

Quant au merveilleux chat de 1951 dont le corps fin se déploie à l’horizontal, il forme avec le chien (non exposé) le seul couple d’animaux conservé de l’œuvre de Giacometti. Inspiré d’un chat recueilli par son frère Diego, l’artiste semble fasciné par sa silhouette élancée et souple : « Ce chat venait vers moi, je le voyais de face. Un chat est étroit il passe entre deux objets aussi rapprochés » (retranscription d’un entretien au cours duquel Alberto Giacometti étendait les mains parallèlement à une distance de cinq centimètres environ). Son allure fière, indépendante, la tête dans le prolongement du corps, la queue légèrement dressé est à l’opposée de celle, docile, du chien, le dos totalement courbé, la tête inclinée au sol, même si tous deux semblent marcher –ce que n’indiquent toutefois que les pattes arrière du chat-. La fragilité, la maigreur du chat est accentuée par le caractère massif du socle. La matière rugueuse, triturée, capte la lumière et donne vie à la belle silhouette longiligne.  

Giacometti est devenu sculpteur parce qu’il a l’obsession du vide. (…) Pétrissant le plâtre, il crée le vide à partir du plein. (…) Il vient en sculpteur à la peinture car il souhaiterait que nous prenions pour un vide véritable l’espace imaginaire que le cadre limite. (…). Comment peindre le vide ? Avant Giacometti, il semble que personne ne s’y soit essayé. (…) De ses toiles, Giacometti commence par expulser le monde (…)

Sartre, les peintures de Giacometti, paru dans Derrière le miroir, n°65, mai 1954

Une salle se focalise sur l’œuvre peint et dessiné des années 50, période majeure pour le développement de la pratique picturale de Giacometti. On relève plusieurs toiles de la série des Têtes noires commencée en 1951, représentations de bustes d’hommes aux traits indistincts, aux tons quasi monochromes, gris, et d’une grande présence. Est également présent un beau portrait du poète et penseur japonais Isaku Yanaihara dont les séances en tant que modèle –épreuves physiques mais également temps d’échanges- sont évoquées en fin d’exposition, à travers une installation multimédia, et rappellent que pour Giacometti la création repose sur la destruction et la reprise inlassable de l’œuvre.

Giacometti peint principalement des portraits, optant pour un traitement expressionniste et quasi monochrome et se focalisant particulièrement sur le visage, le regard, qui naît d’une accumulation de traits, émergeant d’un fond indistinct qui semble donner corps au vide, brossé à grands traits, pensé en profondeur mais sans illusionnisme. Vers 1956 toutefois, il abandonne peu à peu l’idée d’un portrait unique au profit d’une somme de portraits qu’il juge susceptible de donner une vision plus vraie de la figure. Il construit alors cette-dernière à l’aide d’un pinceau très fin, accumulant les lignes pour creuser et faire émerger les traits du visage. Il esquisse ensuite l’espace, qu’il recouvre de couleurs sourdes plus épaisses. La figure apparaît puis disparaît au fil du travail, la toile gardant trace des gestes, coulures et lignes de construction. 

Giacometti, La-cage-1950-51_Abattoirs, Toulouse-26-novembre2023

Quant à la Cage, 1950-51, placée dans le même espace comme un prélude à l’arbre conçu pour Beckett, elle délimite l’espace de la sculpture tout en la reliant à l’espace réel. Si l’échelle des personnages –un buste d’homme et une femme hiératique- semble contredire celui de la cage, rehaussée qui plus est par un haut piédestal, ils n’en acquièrent pas moins une certaine monumentalité. La cage est selon l’artiste un « essai de réaliser des figures dans un espace déterminé d’avance et dans des rapports fixes de dimension avec cet espace ». Elle nous tient à distance tout en attirant le regard sur l’œuvre.

Giacometti, Grande-femme-debout-I-1960-et-homme-qui-marche-II-1960_Abattoirs, Toulouse-26-novembre2023

Le parcours s’achève magistralement par le déploiement de trois imposantes sculptures nées d’une commande américaine (non finalisée) sous les voûtes en brique de la nef du musée, confrontées à des reproductions photographiques des années 1960 : Homme qui marche II (1,80m), Grande femme I (2,70m), Grande tête. Cette-dernière, réalisée en plâtre, traite d’un motif fondamental pour Giacometti : représenter une tête, c’est figer un être dont la perception est mouvante. S’il s’agit davantage d’une tête générique que d’un portrait, son regard n’en est pas moins d’une grande expressivité. Tandis que la Grande femme renvoie, par son aspect immuable et hiératique, à l’art égyptien ou africain, l’Homme qui marche est saisi dans son élan. Figure longiligne façonnée dans du plâtre et peinte, devenue emblématique de Giacometti, elle incarne tout autant le marcheur déterminé, rempli d’espoir, que l’individu solitaire dans la société moderne, fragile et marqué par les traumas de la guerre.

Si le thème remonte à la période surréaliste (Femme qui marche, 1932 dont l’homme qui marche reprend la posture) et renvoie par ailleurs à toute une histoire de la sculpture (kouroi grecs, Homme qui marche de Rodin, Formes unique de la continuité dans l’espace de Boccioni), son corps épuré à l’extrême et tendu vers l’avant -un pied posé au sol, l’autre soulevé-, semble, de face, en continuité avec la jambe arrière, une ligne déployée dans l’espace et qui y dessine un vide. Incarnation du mouvement, de l’instantané, elle est plus proche des chevaux de Degas, d’une synthèse des différentes positions du corps en marche, que d’une représentation fidèle du mouvement.

La marche, pratiquée par l’artiste, est par ailleurs évoquée par un ensemble de lithographies du livre Paris sans fin, publié à titre posthume et consacré aux thèmes de l’errance, de la contemplation à travers des vues de l’atelier, de proches, de rues et cafés parisiens.

Une exposition qui, par-delà le plaisir esthétique qu’elle procure, donne envie de replonger dans certains grands textes de l’après-guerre…

  • Giacometti, Tete-d-homme-sur-double-socle_etude-pour-tete-du-colonel-Rol-Tanguy-1946
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Author: Instant artistique

Conservateur de bibliothèque. Diplômée en Histoire et histoire de l'art à l'Université Paris I et Paris IV Panthéon-Sorbonne. Classes Préparatoires Chartes, École du Patrimoine, Agrégation Histoire. Auteur des textes et de l'essentiel des photographies de l'Instant artistique, regard personnel, documenté et passionné sur l'Art, son Histoire, ses actualités.

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