PALAIS DE TOKYO, Paris, Juin – Septembre 2018

Avec « encore un jour banane pour le poisson-rêve », le palais de Tokyo propose une belle plongée dans l’imprévu -doublé d’une liberté d’expression et d’une fantaisie indéniables- sinon dans « l’effroi et le merveilleux de l’enfance » qui est l’objet de cette saison. En effet, difficile de trouver une cohérence dans la suite de propositions qui habitent actuellement le palais. Difficile de rendre compte –conte ?- par ailleurs de l’enfance…Faut-il comme Baudelaire y voir cette période de l’existence marquée par une grande « facilité à contenter son imagination » et au cours de laquelle « le désir, la délibération et l’action ne font […] qu’une seule faculté ? Faut-il y voir comme Jean de Loisy « la vertu qui nous fait rencontrer chaque moment de la vie comme une surprise » ? Une capacité quasi innée à la création ?
Quoi qu’il en soit, il s’agit d’un parcours des plus riches et captivants, de par la présence d’œuvres d’une grande force, d’une grande qualité esthétique, éclairées avec pertinence de commentaires écrits, même s’il est manifeste que ces œuvres se suffisent souvent à elles-mêmes et, par leur singularité même, n’ont guère de liens avec leurs voisines si bien qu’il s’agit davantage d’un puzzle dont chaque pièce est hétérogène et unique dans son regard sur l’enfance ou plutôt à travers l’enfance dont les artistes déconstruisent les archétypes, que d’une problématisation même plurielle du sujet.
Tandis que le titre imagé de l’exposition se réfère indirectement à un texte de Salinger, c’est l’artiste et cinéaste Clément Cogitore qui en est en quelque sorte le scénographe, posant des « portes » ou « scènes » souvent réalisées à quatre mains au fil du parcours, qu’il engage d’ailleurs par un écho au mythe d’Œdipe et la Sphinge, « l’énigme », porte en pierre flanquée de deux sphinx brisés inspirés du temple d’Apollon d’Egine. On rencontre par la suite « la porte de la désolation », monumental portrait d’enfant en mosaïque tiré d’internet et où la technique ancestrale de fragmentation par les tesselles fait écho à celle de l’image numérique, où l’anonymat du sujet, aux yeux sciemment floutés, renvoie aux images d’enfants victimes dans les médias et suscite un certain malaise ; « la chambre de la prémonition », mise en oeuvre d’une cellule d’isolement, annonce d’un enfermement psychique et physique -celui de l’âge adulte ?- particulièrement étouffante ; « la chambre de la mélancolie », qui réinvestit l’escalier magistralement tagué par Dran, habillé d’une lumière et d’un tapis rouges quelque peu inquiétants ; « la récréation », aire de jeux ponctuée d’une balançoire, d’un toboggan, de figures à ressort monstrueux par leur coloris sombre et leurs formes pour certaines inspirées de la chimère étrusque d’Arezzo etc. A suivre…ma sélection…
Ugo Rondinone investit avec une prodigieuse maestria l’espace d’exposition. Son « vocabulary of solitude » (2014-2016), « BE. BREATHE. SLEEP. DREAM. WAKE. RISE. SIT. HEAR. LOOK. THINK. STAND. WALK. PEE. SHOWER. DRESS. DRINK. FART. SHIT. READ. LAUGH. COOK. SMELL. TASTE. EAT. CLEAN. WRITE.DAYDREAM. REMEMBER. CRY. NAP. TOUCH. FEEL. MOAN. ENJOY. FLOAT. LOVE. HOPE. WISH. SING. DANSE. FALL. CURSE. YAWN. UNDRESS. LIE” est constitué de quarante sculptures en mousse, résine et tissu de clowns réalistes représentés dans diverses postures du quotidien, incarnant le spectre des couleurs et baignés, grâce à une intervention sur la verrière, dans les couleurs de l’arc en ciel. Les clowns de Rondinone, loin de l’outrance effrayante ou burlesque habituelle au personnage, revêtent toutefois une grande humanité et une douce mélancolie invitant à l’introspection et exprimant les tourments existentiels. Les gestes représentés, qui ponctuent la journée de tout individu, évoquent une identité fragmentée, comme si tous ces clowns n’étaient que l’image d’une seule et même personne démultipliée.
Par cette absence de démonstration et ce désintérêt pour le monde extérieur, le personnage du clown est peut-être un autoportrait. Il nous mène vers une mélancolie vide de sens qui se perpétue dans la vacuité d’un monde sans ironie.
Ugo Rondinone
Après un dialogue surprenant entre « standing nude », corps d’enfant étrangement hiératique de Kiki Smith et les masques anthropomorphes et tuftées, carnavalesques et monstrueuses, de Caroline Achaintre, j’ai particulièrement retenu le film d’animation ponctué de collages d’illustrations de livres d’enfants de Rachel Rose, « lake valley », 2016, qui, par le biais d’un animal de compagnie hybride, nous introduit dans un univers mêlant le merveilleux et le morne quotidien d’une banlieue new-yorkaise : une végétation luxurieuse, habitée par une faune colorée et enchanteresse mais apparaissant comme un simple tableau dans le tableau -l’imaginaire de l’enfant qui les rêve, de l’adulte qui les peint-, et des scènes du quotidien marquées par la solitude et la mélancolie. L’artiste s’intéresse au moment de la prise de conscience de soi, à la rupture entre l’être d’enfant et l’être d’adulte.
L’exposition permet par ailleurs une nouvelle confrontation à l’œuvre « Abetare » de Petrit Halijaj, exposée à la galerie Kamel Mennour fin 2017 (https://www.facebook.com/instantartistique/posts/546767045657047) et inspirée des dessins d’enfants ponctuant les tables de bois d’une salle de classe de l’école de Runik où a été éduqué Halijaj. Des dessins évoquant les idoles du sport ou de la musique, des cœurs, des oiseaux, soit des motifs assez universels de l’imaginaire enfantin mais auxquels se mêlent les échos d’une réalité politique douloureuse : des armes, des noms de milices soit l’histoire tragique du pays natal de l’artiste : le Kosovo. L’artiste a agrandi et retranscrit ces dessins sous la forme de sculptures en acier tout à la fois élégantes et menaçantes posées, suspendues ça et là dans l’espace d’exposition.
Entre mémoires individuelle et collective, dessin et sculpture. Entre peinture et sculpture cette fois, le remarquable dialogue qui s’établit entre la peinture fluide, éthérée et flirtant avec abstraction de l’anglaise Megan Rooney et les pièces sculptées et hybrides du français Jean Marie Appriou. Par-delà le caractère séduisant de ces deux œuvres, que ce soit par la délicatesse de leurs coloris ou la poésie des métamorphoses qui animent les figures sculptées, une certaine inquiétude mêlée d’effroi plane, comme un souvenir d’enfance abîmé. Souvenir d’enfance abîmé que l’on retrouve également dans la cuisine, habitée d’êtres hybrides, de la tchèque Anna Hulacova qui, loin de renvoyer à l’image protectrice de la famille, en fait un lieu d’aliénation et de dysfonctionnements.
Enfin, plusieurs interventions d’artistes japonais ont retenu toute mon attention, par-delà l’incontournable « doll’s house » d’Amabouz Taturo qui nous accueille à l’entrée du palais. « Entrances », de Takashi Kuribayashi, développent sous la forme d’arbres synthétiques en lamelles de miroir, suspendus au plafond par leurs racines, une réflexion sur les frontières tout en témoignant d’un intérêt croissant de l’artiste japonais pour les questions écologiques. En pénétrant dans leurs troncs, on est confronté tout à la fois à son reflet décomposée et démultipliée et à des vues de ciel, ouvertures vers un au-delà de notre réalité propre. Un renvoi indirect à l’image -récurrente, dangereuse et initiatique dans les contes- de la forêt. Les sculptures sonores et biomorphiques, poétiques et bricolées, de l’artiste japonais Keita Miyazaki, constituées de composants de voiture et d’éléments en feutre ou en papier évoquant les origamis, introduisent une touche colorée et mystérieuse dans le parcours et dialoguent avec le papier peint conçu par Warhol en 1983 pour son exposition « Children paintings ». Entre technologie et tradition, à l’image de notre société hybride.
Face au monumental portrait de « la porte de la désolation » de Cogitore, l’artiste anglais d’origine japonaise Tomoaki Suzuki jonche le sol de ses minuscules sculptures hyperréalistes en bois de tilleul peint. Un dialogue d’une étonnante efficacité. L’artiste représente des personnes croisées dans les rues de Londres, photographiées puis réduites au tiers de leur taille (60cm). Des individualités au style affirmé et identifiable et dont la dispersion dans l’espace accentue l’isolement. « Nous naissons seuls. Nous mourons seuls. Donc j’installe mes sculptures comme des individus isolés ». Comme le portrait d’une jeunesse solitaire en dépit de son apparence hyper-connectée.
A noter aussi les bricolages de Yuko Mohri qui s’efforce de rendre visible, à partir d’objets trouvés, des forces latentes ou imperceptibles telles que l’électricité ou les ondes sonores tout en témoignant d’un intérêt pour la musique expérimentale, par exemple dans « if sealed up inside a grave, at least be as quiet as a grave » où l’artiste décompose une pédale de distorsion de guitare électrique puis en reconstitue le mécanisme et en amplifie les effets.



