PALAZZO FRANCHETTI, PALAZZO FORTUNY, PALAZZO GRIMANI, CHIESA SAN SAMUELE, FONDACO DEI TEDESCHI, HYPERPAVILION, FONDATION PRADA, Venezia, Mai-Novembre 2017
Depuis 2007, les fondations Vervoordt et Musei Civici organisent en parallèle de la biennale une exposition thématique des plus atypiques par son caractère transdisciplinaire (art, philosophie, science…) et le dialogue ainsi établi entre des œuvres de toute nature et de toute époque. L’intuition est le thème de l’édition 2017, « cette faculté permettant d’acquérir une connaissance sans preuve, ni démonstration ou raisonnement délibéré, ce sentiment qui pousse une personne à agir sans qu’elle sache trop bien pourquoi », faculté essentielle tant dans le processus de création d’une œuvre que dans sa réception.
Anish Kapoor, white dark VIII 2000 _Intuition_Palazzo Fortuny_23 aout 2017 Soulages brou de noix 1947_Intuition_Palazzo Fortuny_23 aout 2017
Le palais Fortuny se transforme une nouvelle et ultime fois en un vaste cabinet de curiosités ménageant les rencontres les plus audacieuses : un tondo d’Anish Kapoor voisine ainsi avec une vierge romane, un étonnant Kandinsky quasi monochrome côtoie une antique sculpture chypriote, des statues-menhirs des 4e-3e millénaires av. J.C. dialoguent avec une splendide sculpture de Gormley et un brou de noix de Soulages de 1948, des dessins de Breton sont rapprochés d’une abstraction des plus virulentes de Cy Twombly, une remarquable salle réunit dans une tonalité claire et épurée des pièces de Melotti, Morellet, Tapiès, Miro tandis qu’à quelques mètres une salle semble dédiée au noir (pièces de Morris ou Sugimoto) etc.
Il s’agit en effet d’aborder le thème sous ses déclinaisons les plus variées : rêve, méditation, imagination, hypnose, inspiration et puissance créatrices, d’où la part notable des œuvres surréalistes étant donné leur prise en compte de l’inconscient (une merveilleuse « place d’Italie » de Chirico de 1916 !), des artistes des avant-gardes des années 50-70 (Klein, Stella, de Kooning, Kounellis (arte povera), Fontana (spatialisme)…).
El Anatsui the beginning and the end 2015_Intuition_Palazzo Fortuny_23 aout 2017 Kimsooja archive of mind_Intuition_Palazzo Fortuny_23 aout 2017
Parmi les œuvres les plus contemporaines, outre celles déjà évoquées, à noter une remarquable tenture dorée d’El Anatsui, éblouissante malgré la pauvreté de son matériau (bouchons de métal pliés), une création assez hypnotique et impalpable de Janssens sous la forme de jets de vapeur, une intéressante œuvre participative de Kimsooja, qui incite les visiteurs à modeler leur propre boule d’argile tout en se laissant aller à la méditation, accompagnés par le son de boules qui roulent et les gargouillis de l’artiste ; une très belle pièce de Naito…L’édition 2009, in-finitum, première confrontation avec les incroyables « Nature » de Fontana, m’avait toutefois semblé plus cohérente et forte mais sans doute la thématique était-elle moins volatile…
http://www.mouvement.net/…/crit…/associations-intuitives

« The boat is leaking. The captain lied », conçue par Udo Kittelmann à la fondation Prada de Venise, réunit le photographe et vidéaste Thomas Demand, l’écrivain et réalisateur Alexander Kluge et la scénographe Anna Viebrock. L’exposition ressemble plutôt à une immersion dans un espace totalement métamorphosé ménageant un dialogue et des résonances entre les trois artistes qu’à un cheminement contemplatif devant des œuvres. Les films d’Alexander Kluge, où persistent la mémoire refoulée du passé allemand, en constituent probablement le socle, autour duquel la scénographe pose ses décors et le photographe ses images, perturbant le rapport entre réalité et fiction, questionnant les limites de l’image, sa précarité et bouleversant l’isolement traditionnel des œuvres d’art au point de désorienter le visiteur.
Thomas Demand werkstatt _workshop 2017 Untitled, 2017 by Anna Viebrock; Folders, 2017 by Thomas Demand
Si l’ensemble est plutôt implacable et froid visuellement -conforme à la pratique de Demand qui fabrique totalement les scènes qu’il photographie ensuite afin de donner l’illusion du réel et d’infirmer le caractère objectif de son art-, le rapprochement de « rain » de Demand (2008) et « una nave naviga da questa parte » de Kluge (2017) est remarquable et impressionnant. Le titre de l’exposition se réfère à la chanson « everybody knows » de Leonard Cohen et à « Jules César » de Shakespeare.
http://moussemagazine.it/boat-leaking-captain-lied…/
https://www.zerodeux.fr/…/the-boat-is-leaking-the…/
Autre initiative en parallèle de la biennale, celle d’Adriano Merengo, entrepreneur verrier à Murano et amateur d’art, qui propose à des artistes contemporains d’imaginer des œuvres en verre. L’édition 2017 de Glastress, au palazzo Franchetti, mérite le détour avec une superbe pièce du sculpteur britannique Tony Cragg, forme abstraite délicatement inclinée, assemblage de cubes de verre multipliant les jeux de transparence. « Même si ce n’est pas un processus linéaire, les choses se génèrent elles-mêmes. Il y a une sorte d’énergie auto-propagatrice, auto-génératrice qui est inhérente au matériau », déclare l’artiste à propos de son processus de création.
Shirazeh Houshiary alar 2017_Glasstress_Palazzo Franchetti_24 aout 2017 Karen Lamonte, nocturne 6 2017
L’artiste iranienne Shirazeh Houshiary, imprégnée de tradition islamique (motifs décoratifs, poésie mystique, soufisme…) tout en se référant à des maîtres de l’abstraction du XXe siècle (Rothko, Malévitch, Reinhardt…) et en observant un certain minimalisme géométrique, conçoit une pièce de verre, « Alar », de toute beauté. Les anguilles et serpents de verre de l’écossais Charles Avery se déploient sur des bacs de glace comme à la criée tandis que les drapés de verre d’une grande sensualité de la série « Nocturne » de Karen LaMonte dessinent des formes féminines pourtant absentes etc.
http://media.karenlamonte.com/William-Ganis-Spectral…
Par-delà les sites principaux de la biennale d’art contemporain (pavillons nationaux et thématique regroupés sur les sites des « Giardini », « Arsenale » et épars dans la ville), Venise accueille actuellement quelques œuvres remarquables. La plus visible et particulièrement efficace est celle conçue par le sculpteur italien Lorenzo Quinn, « support », devant la Ca’Sagredo. Des mains géantes (9m de haut, 2500kg chacune) mais délicates d’enfant émergent du grand canal pour soutenir le palazzo, symbole à la fois de la force créatrice et destructrice de l’homme, tentative de sensibilisation à l’égard des dangers du réchauffement climatique.
Le palazzo Grimani réunit un impressionnant ensemble d’oeuvres, suspensions (peinture sur PVC) et panneaux de Beverly Barkat. L’artiste, qui vit à Jérusalem, est particulièrement sensible au potentiel et au pouvoir de l’espace architectural. Les suspensions, aux coloris et à la gestuelle particulièrement vivaces, répondent ainsi à l’architecture et aux décors fastueux des Grimani (XVIe siècle, avec des fresques maniéristes de Federico Zuccari, Giovanni da Udine, Francesco Salviati, Lambert Sustris) non sans rappeler par ses effets de transparence le travail du verre à Venise. La peinture de Barkat, marquée par le cubisme et l’expressionnisme abstrait, se situe à mi chemin entre figuration et abstraction et se caractérise par une violence gestuelle, une explosion d’énergie des plus expressives et exprimant une certaine tension existentielle.
http://ad.vfnetwork.it/…/beverly-barkat-evocative…/
L’artiste canadien Evan Penny investit quant à lui la Chiesa san Samuele avec des œuvres particulièrement dérangeantes, qui pour certaines ont l’aspect de la sculpture classique jusqu’à ce qu’un regard plus attentif perçoive les ajouts de poils, chevelure et silicone et le réalisme quasiment insoutenable qui en résulte. Une façon de revisiter les canons artistiques. L’hommage au Christ mort d’Holbein est particulièrement puissant, Penny accentuant la distorsion du corps jusqu’à l’anamorphose.
http://canadianart.ca/features/evan-penny-venice/
Hirst, the severed head of Medusa Hirst, the shield of Achilles
Si la curiosité m’a conduite à la Punta della Dogana et au palazzo Grassi, afin de juger par moi-même de la proposition de Damien Hirst, le résultat m’a laissée de marbre. Plongée kitchissime et ne suscitant pas la moindre émotion esthétique dans le monde de l’archéologie sous-marine même si elle interroge quant au rapport entre la copie et l’original, entre « high and low culture », et se pare de références mythologiques ou artistiques plurielles (la méduse du Caravage, le Laocoon, le bouclier d’Achille etc.)…Ennuyeux et sans intérêt…Pour moi le débat auquel la presse a pu faire écho entre art-spectacle, produit industriellement, promu cette année par Pinault et les productions artisanales sélectionnées dans le cadre de la biennale est vite tranché.
Il peut être en revanche intéressant de faire un détour par le dernier étage du fondaco dei Tedeschi, ne serait-ce que pour jouir de sa merveilleuse vue sur le grand canal. En effet, l’installation qu’y déploie Loris Cecchini ne m’a pas semblé à la hauteur d’autres réalisations de l’artiste, la science prenant le pas sur l’art pour faire naître une forme toute biologique et assez froide.
Autre exposition hors biennale, l’hyperpavilion conçu par Philippe Riss-Schmidt à l’Arsenal Nord et qui s’intéresse à l’art à l’ère du numérique, à cette réalité hybride qui est la nôtre à l’heure où mondes numérique et physique s’interpénètrent. J’en ai retenu « refraction (goggle) » de Vincent Broquaire, une animation digne d’intérêt où se dessine un paysage qui apparaît rapidement fabriqué, entièrement contrôlé par l’homme. Le monde semble ainsi tout à la fois se disloquer et se reconstruire par la main de l’homme, toujours animé du désir de maîtriser le réel.



