GRAND PALAIS, PETIT PALAIS, JARDIN DES TUILERIES, CONCORDE, PLACE VENDOME, Paris, 18 – 21 Octobre 2018
Retour sur les foires d’art contemporain du week-end…/ Acte 1
Pas de grandes découvertes mais de belles confirmations et propositions au Grand Palais. Ma sélection…
La 303 Gallery de New-York présente une réactualisation de l’installation d’Alicja Kwade à l’Arsenal lors de la dernière biennale de Venise. L’artiste polonaise présente « WeltenLinie » (« one in a time », 2018) et « Meta-meter », poursuivant son œuvre de perturbation des perceptions par un jeu d’ouvertures, de miroirs et d’objets statiques, principalement des troncs d’arbres, intégrant pleinement l’espace d’exposition et une temporalité dans son œuvre.
I hope that it is more like a feeling or experience than a solid sculpture; that is why I included the space so much — it’s like a phantasm rather than an object.
New York Times, 16 mai 2017
Ann Veronica Janssens est mise à l’honneur par la galerie Esther Schipper de Berlin. En dépit du caractère épuré de ses pièces, il s’agit avant tout de provoquer des expériences de l’acte de voir et de témoigner de la fugacité des perceptions par le jeu de phénomènes optiques naturels ou l’usage du verre et de ses reflets. Plusieurs cubes de verre investissent l’espace d’exposition, chacun rempli d’eau et d’huile de paraffine qui, par leur diversité de densité, réfractent la lumière différemment et se jouent avec la verrière du Grand Palais tout en produisant des jeux de couleur.
Le minimalisme, l’arte povera et le post-minimalisme sont représentés par de très belles pièces de Carl Andre qui minent la verticalité, la frontalité et le volume de la sculpture tout en se concentrant sur sa perception matérielle et littérale et son rapport à l’espace alentours (« 4 square 4 void », « fifth copper square », « intimate »), Giuseppe Penone (« corpo di pietra », rami e rete), jeux de matériaux et de textures naturels d’une grande délicatesse dans leur épure, Giovanni Anselmo, Kounellis, Sol Lewitt (« incomplete open cube »), Richard Tuttle sur les stands du Tucci Russo studio per l’arte contemporanea et des galeries Konrad Fischer, Thaddeus Ropac, Elbaz, Marian Goodman. Cette-dernière présente également l’animation « soft dictionary », de William Kentridge, dessins à l’encre et au fusain sur les pages de livres trouvés, suite d’anti-récits et de pensées non sans pertinence malgré leur côté aléatoire et incohérent (slaughter/laughter…) ainsi qu’une étonnante photographie récente de Nan Goldin, « blue », 2016, combinaison d’images, de moments capturés au fil du temps et unifiées par la couleur, un bleu profond et déprimé.
Tracey Emin, in the dead dark of night I wanted you, 2018_White cube Nancy Spero, la folie III, 2002_Kaufmann repetto
Dans un tout autre registre mais tout aussi intime, violent et chargé d’érotisme, j’ai retenu les collages, dessins ou photographies de Nancy Spero (« la folie III », 2002, galerie Kaufmann Repetto, Milan, relecture de l’histoire sous le filtre du féminisme), Annette Messager (« vagin ailé », « éternité de seins » etc., galerie Marian Goodman, odes à la féminité et à la liberté de créer et de désirer), Tracey Emin (« of course I thought about fucking you » 2017, galerie Xavier Hufkens et « in the dead dark of night I wanted you », 2018, White cube) et Pilar Albarracin, qui poursuit son travail de mise à distance et de déconstruction des clichés de la femme andalouse glorifiée sous Franco, ici -comme lors de sa récente performance au musée Picasso- la danseuse de Flamenco.
Soulages, peinture 17 janvier, 2009_galerie Karsten Greve Tapies, tela plegada, 1968
La galerie Karsten Grève expose deux magistrales toiles de Soulages voisinant avec une série de dessins de Pierrette Bloch, une nature morte de Morandi et une sculpture épurée et délicate de Joël Shapiro ; tandis qu’une pièce étourdissante d’Anish Kapoor, « 8 twist », entre minimalisme et abstraction, trône sur le stand de Kamel Mennour à proximité d’un néon de Douglas Gordon (« abracadabra »), invitant à aller au-delà de la forme par le jeu de reflet, de déformation et de fluidité à l’œuvre.
A voir aussi de très belles pièces de Tapies, Gormley, Indiana etc. ; une merveilleuse « nature morte en gris » de Nicolas de Staël réalisée en 1955, peu avant son suicide ; les toiles puissantes de l’irlandais Brian Maguire consacrées à la Syrie en ruines et la vie qui renaît des décombres, après un voyage d’une dizaine de jours à Damas et Alep ; la très belle série de planches abstraites rehaussées d’encre et de pigments à l’or « revelaciones III », 2017, de l’espagnol Javier Pérez, résultat d’un processus de création relevant presque de la performance, d’une concentration extrême qui mobilise son corps comme son esprit dans une relecture contemporaine du sublime par la lumière intérieure qui semble émaner de ces gestes répétés et interroge le voir ; la belle pièce sculptée (black knife », 2018, d’Eva Rothschild, qui dialogue avec des œuvres de Sheila Hicks et Richard Tuttle.
Brian Maguire, bentiu protection of civilian camps, 2018_Fergus McCaffrey Eva Rothschild, black knife, 2018 Minjung Kim, mountain et the ,2016 et 2015_gallery Hyundai
Rothschild s’intéresse à notre rapport avec le monde matériel et s’inscrit dans l’héritage minimaliste tout en se singularisant par l’intrusion d’éléments du quotidien ; les œuvres délicates et d’une redoutable minutie de la coréenne Kim Minjung, encres ou collages sur papier traditionnel Hanji sondant le vide et l’absence ou encore l’incontournable installation de l’artiste allemande Katharina Grosse, « Ingres wood », entre peinture et sculpture (galerie Gagosian), explosion de couleurs sur les restes d’un pin provenant de la Villa Médicis planté à l’époque où Ingres en était le directeur.
Mimmo Jodice Willie Doherty_Kerlin gallery
Du côté de la photographie, j’ai noté les paysages urbains fragmentaires, sombres et pauvres, sondant un au-delà de l’image, du photographe irlandais Willy Doherty (Kerlin gallery), « Dreams of Longing, Dreams of Regret », 2017 ; une surprenante série de l’artiste roumain Mircea Cantor, « Heilige Blumen », fleurs réalisées à partir de fragments d’armes et, d’un tout autre esprit, poétiques et raffinées, les œuvres de Mimmo Jodice, vues d’une Naples dépouillée de toute présence humaine et quelque peu désolée malgré l’indiscutable poésie qui affleure en chacune, le reflet des propres déceptions de l’artiste (Vistamare studio). A noter enfin l’intéressante proposition vidéo de la chinoise Ma Qiusha (« rainbow », 2013), construite sur l’opposition chromatique entre le rouge et le blanc et l’opposition fonctionnelle des éléments et des sensations. Au départ les deux registres semblent séparés, d’une part de jeunes patineuses vêtues de blanc, d’autre part un jus rouge lentement versé dans des verres. Puis, le rouge contamine le blanc et l’on s’aperçoit que les patineuses sont à l’origine du jus, extrait de tomates qu’elles pressent sous les pales de leurs patins.
Acte 2 / FIAC hors les murs…extérieur
L’argentin Pablo Reinoso propose deux très belles pièces : « Cercle », 2018, dans l’un des bassins du jardin des Tuileries et « l’arche », 2018, devant le petit Palais. « Cercle » se présente comme un détournement des chaises de fer du jardin, huit sculptures en acier peint, assises inaccessibles et dont l’extrémité chevelue fait écho à la végétation du jardin tandis que le cercle qu’elles dessinent se situe dans l’axe de perspective des Champs-Elysées. « L’arche » fait quant à elle écho, par ses courbes, à l’architecture du petit palais, tout en offrant un banc des plus originaux au visiteur.
Johan Creten, le banc des amoureux, 2011 Gregor Hildebrandt, Saüle, 2018
C’est également un banc que déploie le belge Johan Creten dans le jardin du petit Palais, « le banc des amoureux », 2011. L’esprit de cet élément de mobilier urbain en bronze est toutefois très différent, par le jeu entre public et privé, sauvagerie et douceur, délicatesse et sexualité, le contraste entre une assise solide évoquant des formes primitives et les montants fleuris et chargés, non sans connotation érotique. Le japonais Kohei Nawa investit un autre bassin du jardin de deux pièces, « Ether#34 et « Ether#35 », 2018, représentation en trois dimensions de liquides visqueux à l’état solide lors même que la gravité provoque un écoulement vers le bas. De ce liquide figé dans l’aluminium, colonnettes raffinées et épurées jusqu’à l’abstraction, se reflétant dans l’eau calme du bassin, émane une indéniable poésie. Il est aussi question de gravité dans « Floating vertical », 1993, du japonais Keiji Uematsu, tandis qu’une autre colonne, celle de Gregor Hildebrandt, convoque plutôt l’image de « la colonne sans fin » de Brancusi (« Saüle », 2018), tout en s’inspirant des colonnes de disques vinyles réalisées par l’artiste allemand.
Le jardin des Tuileries est également l’écrin d’une admirable installation de Richard Long, « blue sky circle », 2002, un cercle de marbre et de granite rose se déployant sur l’herbe et reflétant singulièrement le bleu du ciel. Une forme géométrique simple et symbolique réalisée à partir de matériaux naturels, bruts, mais soigneusement choisis et placés par cet artiste emblématique du Land Art. Le cercle incarne le temps infini, l’univers, la perfection. A quelques pas de cette installation se déploie « Revolution (gravitas) », 2018, d’Alicja Kwade. Bien que l’artiste polonaise ait également recours à la forme circulaire, cette œuvre, loin d’évoquer l’infini, convoque une conception cyclique du temps. Par sa référence à la force gravitationnelle, elle renvoie à la chute et au retour au point d’origine, à l’interdépendance, au jeu d’attraction-répulsion et aux risques de collisions entre les éléments. L’œuvre représente comme une trajectoire singulièrement et pesamment fermée sur elle-même.
Cette pièce cosmique résonne avec « sphère de ciel-ciel de sphères » du tchèque Vladimir Skoda, trois pièces en tôles perforées d’acier inoxydable qui varient au gré de la lumière ou de l’obscurité, s’appropriant le vide et l’espace alentours, se chargeant plus ou moins de légèreté ou de densité. Autre œuvre en résonance avec l’espace alentours, et plus précisément le son et le silence : « Dià », de l’italien Michele Spanghero, trompes de fer et de fibre de verre assemblées selon le nombre d’or au travers desquelles l’on est invité à observer ou s’écouter. Dialoguer. ART (Blue Red), de Robert Indiana, fait écho à son « LOVE » exposé par la Kasmin galerie au Grand Palais. Un travail sur le langage d’une redoutable efficacité visuelle et conceptuelle, l’artiste abolissant la frontière entre signifiant et signifié tout en proposant une graphie d’une réelle complexité par le jeu sévère du A et du T confronté à un R sinueux et délicat.
Kengo Kuma, Owan, 2016 Elmgreen & Dragset, to whom it may concern, 2018
Du côté de la place de la Concorde, l’architecture est à l’honneur avec, par-delà deux structures de Jean Prouvé, une admirable pièce du japonais Kengo Kuma, « Owan », 2016, relecture de la tradition dans un langage d’une grande contemporanéité qui mêle intériorité et extériorité, nature et métal, dans une forme tout à la fois épurée et complexe, de toute beauté ; ainsi que « les ilôts » de Claude Parent, 2010, sculptures rappelant la pensée de l’oblique de l’architecte. Des formes en acier et en aluminium tout à la fois minimales et délicates. C’est enfin le duo d’artistes Elmgreen & Dragset qui investit, discrètement, la place Vendôme (« to whom it may concern », 2018), la jonchant d’étoiles de mer en bronze et en acier. Il s’agit là tout à la fois d’une forme d’anti monument, dans la tradition minimaliste, et d’un clin d’œil quelque peu optimiste à la situation climatique, dès lors que les étoiles de mer, quoique menacées par la pollution, sont capables de se régénérer.
A voir également un monumental mobile de Calder (« Janey Waney », 1969) ; « axionométrie », d’Aurélie Pétrel, dialogue avec l’architecture et plus particulièrement les principes de déconstruction de Peter Eisenmann : une pièce reconstituant un cube à partir d’impressions photographiques réalisées à même l’acier et le verre, questionnement sur l’image et sa matérialité par sa mise en espace et en volume ; les totems – signaux de Takis ; les colonnes massives d’Isabelle Cornaro ; la relecture critique et d’une grande contemporanéité des rochers de lettrés de la tradition chinoise par Zhang Wang (Jiashanshi No, 10 », 2006), forme organique en acier réfléchissant qui reflète l’espace environnant tout en le déformant ; une « composition », de Barry Flanagan ; la poésie en néon de Rosa Barba, paysage de mots se déployant dans l’espace et le temps du récit ou encore le clin d’œil du bulgare Stefan Nikolaev à Duchamp etc.
Acte 3/ FIAC hors les murs…intérieur
Renaud Auguste Dormeuil, spin off, 2017 Christian Marclay, vertebrate, 2000
Par-delà le drône singulier de Renaud Auguste-Dormeuil qui nous accueille de son ironique enseigne lumineuse « jusqu’ici tout va bien » (« Spin off », 2017), plusieurs objets impossibles investissent le petit palais : “Vertebrate”, de l’américain Christian Marclay, guitare acoustique impossible, déformée, injouable, dépourvue de ses cordes, le manche courbé vers l’arrière, réduit à une forme biomorphique fascinante et à l’origine d’une réflexion sur le rôle des instruments de musique, objets précieux investis le temps d’une interprétation par le corps et la passion du musicien. « Je trouve le silence beaucoup plus fort [que le son]. Le silence est l’espace négatif qui définit le son ». Les lunettes du coréen Ahn Kyuchul (« the glasses », 1992-2018), qui détourne des objets quotidiens avec humour, altérant leur fonctionnalité et leur symbolique tout en révélant les incohérences de la société contemporaine.
« Ellipse sans titre », 2018, du suisse Felice Varini, déploie une forme en acier corten dans l’espace, forme changeante en fonction du lieu et de la perception du regardeur. Varini inscrit des formes géométriques dans un espace qui en bouleversent la perception et produisent des événements visuels considérés depuis un point de vue déterminé, un point de l’espace choisi avec précision à partir duquel l’intervention prend forme.
La forme […] est cohérente quand le spectateur se trouve à un endroit précis. Lorsque celui-ci sort du point de vue, le travail rencontre l’espace qui engendre une infinité de points de vue sur la forme.
L’allemand Wolfgang Laib présente une pièce plutôt imposante en laque de Birmanie sur bois, « Zikkurat », 2005, inspirée des monuments religieux mésopotamiens, les marches évoquant la connexion entre la terre et le ciel et le caractère méditatif du monument. Bien que le propos soit très différent, l’œuvre d’Ugo Rondinone présente la même sobriété et la même pauvreté de matériaux (bois et huile sur jute, « einunddreissigsterjulizweitausendunddreizehn », 2015). L’artiste dresse un mur dans l’espace qui renvoie aux métiers de ses parents tout en faisant allusion à son atelier. Le tissu et le bois sont également le matériau premier de l’installation de Dieter Appelt, « Memory trace », 2014, sorte de sculpture infinie, en expansion bien qu’elle prenne naissance dans une forme finie, qui n’est pas sans évoquer la « colonne sans fin » de Brancusi. Un travail sur le temps, la mémoire –ravivée par les pièces de lins qui enserrent les tiges de bambou-, l’espace et le symbole.
John Deandrea, qui participe de la scène hyperréaliste américaine, déploie une installation troublante et particulièrement efficace, « American icon – Kent state », 2015. Elle met en scène un couple nu réalisé en bronze peint de grisaille et agrémenté de poils et de cheveux acryliques, la femme les bras levés, presque agenouillée, le visage dévasté et hurlant, dans une posture de pleureuse, l’homme étendu sur le dos, inerte. Sur un mode figuratif également mais chargé d’histoire et de mémoire, l’artiste vietnamienne Thu Van Tran décline au sol « peau blanche », 2017, qui s’inspire de l’occupation française au Vietnam et plus spécifiquement du monument à la gloire du colonialisme érigé après l’exposition de 1931 dont elle a réalisé des moulages de fragments des corps des colonisés.
Dans un tout autre registre, les pièces de l’américain Luke Murphy, « Pixel glister », 2018 et « Cloud tower (4-way repeater 3) », 2018, se révèlent tout à fait captivantes. L’artiste assemble des panneaux lumineux, un monolithe, un tunnel de lumière inversé, qu’il anime par un code unique, chaque programme donnant lieu à une composition générative qui fait naître des séquences toujours nouvelles. A noter également l’intéressante nature morte du japonais Reijiro Wada qui a piégé des fruits enserrés ou suspendus entre deux plaques de verre, évoquant le temps, la mortalité, l’impermanence, et dont la décomposition va s’accélérer par la présentation de l’œuvre en extérieur ; ainsi que « Migrants », de Cécile Bart, 2018, qui détourne des oeuvres du musée (une sculpture représentant une mère et un enfant franchissant la frontière, de Charles Jacquot, et une toile de Monet qui colore la structure par laquelle l’artiste enserre la sculpture). La perception change en fonction de l’appréhension de l’œuvre, entre saturation et estompe, sans jamais clairement révéler la sculpture.